Entre 1963 et 1982, la DDASS de la Réunion transféra 1 600 enfants en métropole. Ivan Jablonka retrace les tenants et les aboutissants de cet exil forcé.

Entre 1963 et 1982, la D.D.A.S.S. (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales)  de la Réunion transféra 1 600 enfants en métropole. Ces enfants, abandonnés ou retirés à leurs parents furent arrachés à leur milieu pour être confiés, 9 000 km plus loin, à des familles de régions rurales du Massif Central ainsi qu'à des orphelinats et autres centres éducatifs. C'est l'histoire pathétique de cette opération d'Etat qu'analyse Ivan Jablonka dans ce livre au ton sobre.

Le transfert fut dénoncé en 2002 par un ancien pupille, Jean-Jacques Martial, qui déposa plainte pour "enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation". Auparavant, seuls les communistes de la Réunion avaient dénoncé le transfert, mais de manière fugace, sans en faire un cheval de bataille politique. La presse s'intéressa un peu dans les années 1990 au "mystère des enfants noirs de la Creuse" sans chercher à déchiffrer l'"énigme". Et puis elle passa à autre chose. Quant aux familles réunionnaises à qui on retira des enfants, elles n'avaient pas les ressources nécessaires pour s'organiser collectivement et protester, et leur malheur fut enfoui dans le silence, la honte parfois : "la migration réunionnaise s'est développée et achevée sans que personne n'y prenne garde", remarque Jablonka.

C'est donc seulement au début des années 2000 qu'elle devint un scandale. La plainte de Martial fit grand bruit, encouragea d'autres anciens pupilles à témoigner, suscita l'émotion, attira l'attention des médias, qui s'aventurèrent parfois à des comparaisons historiques douteuses avec la déportation des Juifs ou l'esclavage des Africains. On parlait désormais de "crime d'Etat". Ivan Jablonka rouvre le dossier avec les outils de l'historien : les archives, celles du fond Michel Debré et les fonds départementaux de la Réunion, de la Creuse, du Tarn.

Même si le propos se veut distancié, scientifique, le constat général est accablant. Le livre commence justement par un chapitre intitulé "malheur, violence, folie", afin de saisir l'expérience des pupilles. Un voyage sans retour pour eux. La plupart d'entre eux ont souffert du déracinement, de la solitude, du racisme. Ils ont été affectés par des troubles psychiques, des dépressions parfois conclues par des suicides. Une pupille, envoyée dans le Tarn en 1966, placée comme bonne, fait trois tentatives de suicide entre 18 et 20 ans, avant d'être internée en hôpital psychiatrique. Elle meurt à l'âge de 32 ans. D'autres s'enferment dans un silence "terriblement triste" ; des jeunes filles se prostituent, des jeunes gens exercent leur violence contre les autres, contre eux-mêmes. En fin de volume, un autre chapitre, "éclats d'histoire", présente des témoignages glanés ça et là. En 1971, une jeune femme écrit à la D.D.A.S.S. de la réunion pour s'inquiéter de son frère Raymond, et conclut simplement : "J'espère, pour le bonheur de la Réunion, qu'il n'y a pas beaucoup de mineurs jetés à tout vent". Il y eut aussi des cas réussis d'adoption, de vie familiale heureuse, de réussite sociale, mais la dominante est bien celle d'un échec, "même si certains pupilles donnent au seuil de l'âge adulte l'image d'une "intégration" normale…"

Le cœur du livre est constitué par la seconde partie, intitulée "la machine d'Etat". Jablonka procède à une analyse serrée des mécanismes administratifs qui firent fonctionner la machine. Un homme joua un rôle décisif : Michel Debré. Député de la Réunion à partir de 1963, inquiet de l'accroissement démographique de l'île et souhaitant rapprocher l'île de la métropole, il imagina et mit en place le transfert, et le défendit contre vents et marées. En 1975, à un médecin qui s'inquiétait de la santé mentale des pupilles, il justifiait sa politique qui a "donné les meilleurs résultats", s'indignait de ce qu'on puisse critiquer l'opération, et ajoutait ironiquement : "quel dommage que ne vive pas de nos jours un nouveau Molière pour nous dépeindre ce groupe de psychiatrie infanto-juvénile !"

Mais c'est bien un système, symbolisé par les assistantes sociales de la D.D.A.S.S. de la Réunion, sillonnant les campagnes en 2ch, qui organisait les transferts. Jablonka analyse la chaîne de commandement, depuis Debré jusqu'aux employés de la D.D.A.S.S., qui le fit fonctionner. Armés de bons sentiments, du sens de leur mission modernisatrice, les fonctionnaires identifiaient et envoyaient les enfants de la Réunion "arriérée" et "surpeuplée" vers les campagnes vides du Massif Central pour en faire des "citoyens utiles", dernier avatar d'une politique ancienne de l'Assistance publique étudiée par Jablonka dans un précédent ouvrage   ). Un système destructeur et légal : on persuadait les parents, souvent miséreux et illettrés, que leurs enfants seraient bien éduqués en métropole. La chose était plus facile encore avec les enfants abandonnés ou orphelins.

Malgré les échecs et les souffrances, le transfert persista tranquillement jusqu'en 1982, lorsqu'il fut arrêté pour des raisons budgétaires. La conclusion de Jablonka est évidente et terrible : "la migration des pupilles réunionnais n'est donc pas un dérapage ; elle est une institution républicaine". Par là, ce beau livre rappelle que ni la légalité d'Etat ni le sentiment de "bien agir" ne garantissent la justesse et la légitimité d'une politique. Et puis, le hasard fait qu'il tombe à point nommé, au moment où une association "humanitaire" a tenté d'organiser le transfert d'enfants tchadiens subtilisés à leurs familles. Même si, dans ce dernier cas, l'enlèvement des enfants ne relève pas d'une opération d'Etat, et si "comparaison n'est pas raison", le parallèle est troublant et renvoie à la place des anciennes colonies dans les imaginaires occidentaux : des lieux désespérants où il faut sauver l'humanité malgré elle. Vous avez dit néocolonialisme ?