Raymond Depardon explique les problèmes concrets posés par ses différents métiers et construit un discours sur l’art et la citoyenneté. Toujours enrichissant.

L’Être photographe est la transcription d’une série de cinq entretiens entre Raymond Depardon et Christian Collanges, diffusés en juin 2006 sur France Culture. Ce petit opus autobiographique, qui suit à peu près chronologiquement le parcours de l’auteur, est un objet hybride. Plus long et creusé qu’un simple entretien. Mais pas complètement un livre... et tant mieux, car cela permet de retrouver le style concis de Depardon, commun à son œuvre photographique, cinématographique et écrite.


Un talent de conteur

Comme dans la plupart de ses nombreux entretiens, Depardon sait raconter l’histoire de ses photos et de ses films avec juste ce qu’il faut de biographie. Il a souvent recours à des anecdotes en les présentant de manière suffisamment stylisée pour qu’elles gardent un peu de mystère. Il réussit à reprendre des détails déjà évoqués en leur donnant un nouvel éclairage. Qui s’intéresse à l’œuvre et aux commentaires de Depardon sera en effet en terrain familier et reconnaîtra son ton si caractéristique, même sous cette forme écrite. Le récit a l’intérêt de ne pas présenter les événements en jouant sur une vision rétroactive : évoquant ses allers et retours entre la photographie et le cinéma Depardon n’explique pas son parcours a posteriori, mais nous fait revivre à chaque fois le moment du choix. Ainsi, lorsqu’il se lance dans le cinéma, il se sent fondamentalement cinéaste   ; lorsqu’il reprend la photographie   , il est fondamentalement photographe. Ces passages d’un art à l’autre n’apparaissent ni comme les hésitations d’une girouette, ni comme les étapes d’un destin tout tracé, mais comme la décision honnête d’un homme toujours en prise avec son époque, qui n’a cessé de réagir à l’imbrication de situations personnelles et collectives.


Cinéma et photographie

Son propos trouve ici des résonances théoriques et une prise de recul peut-être plus marquées que d’habitude. Depardon cite en particulier ses nombreux modèles, dont certains ne surprennent guère, comme par exemple les réalisateurs du cinéma direct (Richard Leacock et D.A. Pennebaker), Chris Marker ou Jean Rouch qui "était capable de parler d’hyperfocale de 10 mm comme de démarche, de rythme"   ... comme Depardon lui-même en fin de compte. D’autres références cinématographiques sont plus surprenantes, comme David Lynch ou le cinéma asiatique, mais révèlent moins des influences précises que l’ampleur des champs d’intérêt de Depardon et son goût pour tout ce qui ne "se laisse pas enfermer"   .

Le livre est entièrement marqué par une réflexion sur le temps   . Depardon compare sans cesse photographie et cinéma, reprenant les réflexions de Barthes   sur le deuil dans la photographie, pour définir sa propre conception du deuil au cinéma, qui n’est pas tant une rupture, qu’une "continuation"   . Moins nostalgique que Barthes   , Depardon différencie fondamentalement photographie et cinéma, précisément parce que le deuil et la jouissance ne s’y produisent pas de la même manière et que le cinéma propose les deux simultanément. Depardon n’est pas un photographe qui fait des films, ce que son parcours et sa pratique fréquente du plan fixe laissent parfois croire. Ne se considérant pas comme un "bon cameraman"   , il en arrive ainsi à définir son travail cinématographique comme la nécessité paradoxale de "filmer le son"   , ce qui le rapproche aussi d’un autre grand documentariste et preneur de son, Frederick Wiseman, évoqué fugitivement dans ces entretiens. Chez Depardon, la pratique du plan fixe n’est ainsi pas tant un héritage de la photo que la recherche d’une qualité d’écoute particulière.


Militantisme et citoyenneté

Le discours esthétique est directement articulé avec le réel. Pour Depardon, la photo et le cinéma sont aussi des ponts entre l’art et le journalisme, dans la mesure où ils sont une production de discours. "Une image, c’est une pensée"   , ou une "construction", pas moins complexe que langage. Un film suit aussi le fil d’une idée, à la manière dont le cinéaste dit aimer suivre ses personnages   . Cela le conduit à une réflexion sur le statut du photographe dans la société : il déplore que la production d’images soit encore jugée subalterne par rapport au discours verbal, écrit ou oral. Dans une équipe de reporters, à la télévision comme dans la presse, le photographe n’a effectivement pas l’importance du journaliste qui parle ou rédige, et dont le nom est toujours davantage mis en relief. Depardon, au contraire, défend l’idée selon laquelle la photo de journalisme n’est pas une simple illustration ou un document d’accompagnement, mais la réelle expression d’un point de vue : "le photographe est un auteur à part entière"   .

On regrette d’ailleurs, sur ce thème, qu’il ne parle pas davantage des photos d’hommes politiques, dont il mentionne le rôle dans les campagnes électorales, mais sur lesquelles on aurait aimé son analyse professionnelle.

La place et la réception des photographies et des films dans la vie publique est d’ailleurs une préoccupation constante de l’auteur qui ne se définit pas comme militant, mais citoyen : "Je fais des films que je veux civiques. Du coup ils sont partiaux, puisque je suis un être humain et que je ne suis pas la vérité"   . Mais cette partialité n’empêche pas le "libre arbitre" du spectateur (p.44) et évite d’imposer sa propre interprétation. Certes cette question de l’objectivité a pu être discutée et les films de Depardon sur la justice ne résolvent pas entièrement les problèmes liées à la représentation de cette institution   . Mais le photographe-cinéaste exprime ici une conception honnête et sans manichéisme de ce qu’est une prise de position, suggérant aussi que le point de vue existe dans la nuance, sans être nécessairement un acte "militant"   radical.

Ce nouveau texte pourra sembler répéter de précédents entretiens ou parfois effleurer seulement des sujets fondamentaux de façon un peu frustrante. Ce n’en est pas moins l’expression d’une profonde ouverture d’esprit et d’une attitude artistique et intellectuelle exigeante, qui ne cède jamais effectivement à ce que l’auteur appelle de la "sophistication déplacée"   . Depardon utilise cette formule dans les dernières pages pour évoquer avec optimisme une "façon d’être" typiquement française qui échapperait précisément à cette forme d’affectation. Prenons modèle sur lui, car la "sophistication déplacée" est à notre sens bien plus répandue qu’il ne l’estime ici.


* Références :
Pour une filmographie et une bibliographie sur R. Depardon, voir le site de la BIFI
Pour une liste des publications de Raymond Deaprdon, voir la page d’Arte

** Les deux films de Depardon sur la justice, Délits flagrants et 10e Chambre, instants d’audience sont aussi examinés dans Christian Guéry, Justices à l’écran, PUF, 2007. Voir la chronique ici.


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