Un deuxième numéro riche et passionnant dans lequel Clio@Thémis propose une lecture pluraliste et culturelle de l'histoire du droit.

Si l’ambition de Clio@Themis est de ne pas "enfermer l’histoire du droit dans une étude complaisante du passé" mais d’être "un instrument critique de compréhension du présent", le but semble atteint dans ce deuxième volume (paru en novembre 2009), consacré à l’histoire de la culture juridique ou, plus exactement, aux "Histoires des cultures juridiques". Un pluriel évocateur et représentatif du pluralisme de la revue, qui vise "un élargissement et un enrichissement des perspectives" de recherche en histoire du droit. Ce pluralisme s’exprime tout d’abord, au sens propre, sur le plan linguistique, par le choix de publier les contributions dans leur langue d’origine (accompagnées d’un résumé en français ou en anglais). C’est un choix qui mérite d’être salué, en ce qu’il rompt avec l’emploi quasi-exclusif du français dans les revues hexagonales d’histoire du droit, au profit le plus souvent de l’anglais pour les travaux qui dépassent le cadre national. Mais aussi parce qu’il marque une ouverture aux auteurs étrangers, dont il permet de diffuser les travaux, et invite à des échanges transnationaux. La publication électronique de la revue facilite – via la recherche "full-text" – l’utilisation d’outils de traduction, souvent disponibles en ligne. Le numéro propose également, dans une logique inverse, la traduction en français d’une source américaine du début du XXe siècle. 

 

Ce pluralisme idiomatique s’explique par une grande diversité non seulement quant à la nationalité des contributeurs (brésilien, français, italien, roumain, suédois), mais également quant au champ de leurs recherches : le Pérou, l’Italie, la France, la Suède, le Danemark, l’Espagne... Chaque analyse dépasse le plus souvent le cadre national, pour envisager son objet d’étude sous l’angle transfrontalier. Les divers pays abordés le sont autant par des auteurs étrangers qu’autochtones : ainsi, Herman Nébias Barreto, professeur brésilien, écrit une contribution en anglais sur la littérature juridique publiée au Pérou… En ce sens, ce numéro est, plus encore que le premier, la parfaite illustration de la démarche qui caractérise la revue, "nécessairement européenne, comparatiste, réactive aux phénomènes de mondialisation du droit". Cela la place dans une conception anglo-saxonne de la culture juridique, elle-même au cœur de ce numéro. Dans cette conception, la notion de culture juridique (legal culture) ne renvoie pas à une tradition juridique au sens historique ou philosophique, mais plutôt à "un ensemble d’éléments distinctifs, mais temporaires, qui caractérisent un système juridique par rapport à un autre" (cf. propos introductifs de Serge Dauchy).

 

A l’origine, une partie des contributions de ce numéro a été présentée lors d’un séminaire exploratoire soutenu par l’ESF (European Science Fondation)   , qui traitait de la circulation de la littérature juridique en Europe à l’époque moderne. Le choix de publier le fruit de ce séminaire dans une revue qui veut encourager "des réflexions sur la culture juridique, la formation ou la circulation des notions et des concepts, représentations ou pratiques juridiques", semble on ne peut plus logique. Il participe d’ailleurs d’une certaine mise en abyme, puisque le format électronique de la revue contribue lui-même largement à diffuser la culture juridique actuelle.

 

Chacun des intervenants a étudié un ou des auteurs dont les écrits ont été significatifs et ont laissé une empreinte dans l’histoire du droit de leur pays. L’objectif était d’une part d’évaluer la connaissance qu’avaient ces auteurs de la littérature étrangère, notamment en déterminant les ouvrages que l’on trouvait dans leurs bibliothèques et ceux qu’ils citaient. Dans cette optique, Mia Korpiola   , qui traite de la réception du Jus commune et du droit étranger en Suède, a cherché à déterminer les ouvrages que ramenaient les jurisconsultes suédois partis étudier à l’étranger. Le séminaire visait d’autre part à analyser l’usage que faisaient ces auteurs de leurs lectures, tant leur méthode et que le résultat. Par exemple, Per Nilsén   est parti du cas d’un professeur suédois du milieu du XVIIIe (David Nehrman Ehrenstråle) : il a cherché l’influence que la littérature juridique étrangère a pu avoir sur son œuvre et son enseignement, afin de déterminer à ce qu’il en était en Suède à l’époque. Per Andersen   , lui, a étudié les sources utilisées par trois professeurs danois au milieu du XVIIe, particulièrement la place et l’influence des écrits étrangers à partir desquels ils comparent le droit danois avec les autres droits européens, sources qui ont été sous-estimées à tort selon lui. Ces deux études font écho à celle de Patrick Arabeyre sur les derniers bartolistes français   . Ce dernier a analysé la culture juridique et non-juridique chez les tenants de "l’humanisme juridique" né entre 1455 et 1500 (notamment André Tiraqueau et Charles Du Moulin). Son analyse est documentée et minutieuse, avec statistiques chiffrées sur les sources employées à l’appui. Son but était de déterminer en quoi les progrès dans l’enseignement et dans le traitement des sources qui fondent la culture juridique de ces auteurs peuvent expliquer la résistance des techniques bartolistes. Heikki Pihlajamäki   a traité pour sa part de la "communication juridique" dans l’Empire colonial espagnol, en Suède et dans les pays baltes et examiné les influences qui se dessinaient en termes d’équilibre ou de déséquilibre. Enfin, Herman Nébias Barreto   s’est intéressé à la littérature juridique publiée dans la Vice-Royauté du Péru (aux XVIe et XVIIe), analysant en particulier l’argumentation des jurisconsultes dans divers domaines (droit pénal, procédure, droit civil, juridiction ecclésiastique…). Cela lui a permis de voir l’importance des auteurs étrangers à l’Espagne dans leurs travaux.

 

Ces contributions viennent combler une lacune historiographique, et permettent de reconsidérer certains stéréotypes, notamment celui qui cantonne la circulation de la littérature juridique et des modèles qu’elle véhicule, à deux moments phares : pendant la redécouverte du droit romain et pendant les périodes de codification révolutionnaire et napoléonienne. Alors pourtant, comme le souligne Serge Dauchy, que quiconque a consulté un ouvrage juridique de la période moderne a pu "constater que les auteurs citent une littérature juridique abondante et résolument internationale". 

Les deux dernières contributions, celles de Riccardo Ferrante   et de David Deroussin   , s’inscrivent dans un cadre chronologique postérieur. Tous les deux réfléchissent sur la culture juridique et la codification, avec une imbrication intéressante des langues et des cultures. Le premier, italien, s’intéresse aux auteurs français de l’école de l’Exégèse en France, en Italie et en Autriche, notamment au rôle des juristes comme interprètes du droit. Sa contribution, en italien, intègre de nombreuses citations (en français) de la doctrine française. D’après lui, la codification représente pour la culture juridique une "transformation radicale", et il a cherché à cerner "les éléments de continuité et de rupture dans le passage du jus commune à l’âge des codes". David Deroussin s’est, lui, intéressé au projet franco-italien d’un Code des obligations et contrats (1927). Ce projet, lancé par un professeur italien en 1916, se voulait une défense de la "culture juridique latine", un code mêlant tradition et innovation, commun à l’Italie et à la France. Mais ses concepteurs (notamment Henri Capitant) souhaitaient que ce "fruit du travail intime et méthodiquement organisé de jurisconsultes des deux nations sœurs" ait un rayonnement européen. Même si le contexte politique ne lui a pas permis d’aboutir, l’auteur fait valoir à juste titre l’intérêt d’analyser un projet qui se place dans le débat résolument actuel de l’unification européenne du droit privé.

Enfin, le numéro s’achève sur la thématique particulière de l’histoire de la doctrine américaine, avec deux textes d’Oliver Wendell Holmes Jr. traduits et introduits par Françoise Michaut. L’auteur a choisi ces textes à l’origine du "réalisme juridique américain", qu’elle présente comme "l’apparition d’un nouveau paradigme de la décision judiciaire, un paradigme qui insiste sur le rôle créateur du juge et sur l’importance des faits dans la production du droit". O. W. Holmes Jr. a d’abord enseigné à Harvard puis siégé à la Cour Suprême du Massachusetts, et enfin à la Cour Suprême des Etats-Unis, dont il a été une des grandes figures, notamment du fait de ses opinions dissidentes (qui lui valurent l’étiquette de "grand dissident"). Les deux textes choisis ici montrent autant le juge que le théoricien : le premier est extrait de son ouvrage sur la Common Law, où il réfléchit sur l’évolution de la règle de droit. Le second est une conférence prononcée à l’Ecole de Droit de l’Université de Boston et illustre sa théorie de la "prédiction", celle que "le droit comme toute science se doit d’avoir pour objet une prédiction, en l’occurrence celle de la décision du juge", avec l’espoir que la science dictera le droit (cf. propos introductif de Françoise Michaut). Ces textes, même s’ils viennent clore le volume, sont aussi une ouverture et une invitation à une réflexion sur la culture juridique et le droit, à partir de celle de cet auteur méconnu en France