L'auteur insiste sur ce qui constitue les traits universels de la nation : elle est un groupe doté d'un récit historique et d'une conscience de soi.

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Gil Delannoi, directeur de recherches au Cevipof (IEP de Paris), est un spécialiste incontesté de la nation et du nationalisme (cf. Sociologie de la nation, Fondements théoriques et expériences historiques, chez Armand Colin en 1999). Son nouvel ouvrage se propose, comme le veut la collection dans laquelle il est publié, d’interroger les idées reçues sur la nation. Passant au crible dix-huit d’entre elles, on aurait pu craindre que l’exercice ne se transforme en un catalogue d’erreurs et d’approximations et que, dès lors, l’objet de la réflexion se montre définitivement insaisissable. Il n’en est rien. L’auteur montre que, nonobstant leur caractère confus ou exagéré, les idées reçues sont rarement complètement fallacieuses. Elles réclament plutôt corrections et nuances. C’est à quoi s’emploie l’ouvrage.
 
On y apprend ainsi que la nation peut être support singulier de l’universel ou bien affirmation universelle de la singularité, qu’elle peut apparaître comme la cristallisation de déterminismes historico-politiques ou la matrice de l’histoire, qu’elle peut être transcendante ou instrumentalisée, ethnique et civique, continue et discontinue. En réalité, elle traverse les théories et n’appartient à aucune. Il existe, en effet, d’excellentes raisons de refuser une définition théorique précise de la nation.

Le poids de l’histoire

G. Delannoi récuse les termes classiques du débat entre partisans de la conception moderne, qui font de la nation le produit de la volonté, et tenants de la conception romantique, qui renvoient à l’idée de nation-génie, d’âme collective. Cette position se fonde, en premier lieu, sur l’expérience historique   . Les exemples de construction d’États-nations, et principalement ceux de la France et de l’Angleterre, montrent le caractère inextricable des dimensions politiques, culturelles et ethniques du fait national.

Alors qu’en Angleterre, "la nation s’est affirmée par ajouts successifs et disparates", en France, au contraire, on s’appuie sur "l’héritage centralisé et consolidé par les rois capétiens depuis le Moyen Âge"   . Aussi aboutit-on à "deux types contrastés qui peuvent servir de repères pour tous les autres chemins vers la nation, chemins composites qui souvent empruntent à l’un et à l’autre types"   . Deux occurrences de nations politiques dont l’apparition n’était nullement programmée. Il existait certes des identités culturelle (au sens linguistique) et ethnique (au sens démographique) antérieures. Mais elles ne constituaient pas des nations au sens fort : "Depuis dix mille ans qu’il y a des sociétés complexes, possédant des textes et des lois, la nation politique fait figure de nouveauté moderne mais ne présente jamais de modèle unique"   .

L’examen de l’éventuelle coïncidence entre nation et peuple permet à l’auteur de différencier les expériences française et allemande. D’un côté, une théorie politique du peuple, de l’autre une théorie ethnique. L’histoire française fait coïncider peuple, nation et droits de l’homme alors que l’histoire allemande cherche des éléments culturels de nature à fonder une nation politique. G. Delannoi remarque judicieusement que "moins une nation est culturelle et ethnique, plus elle a besoin d’avoir un mythe politique du peuple […]. Moins une nation est politique, plus elle court le risque du repliement culturel"   .

Si manque la communauté de culture, peut-on fonder une nation sur une communauté de destin ? Qu’il soit voulu ou subi, ce destin commun, note l’auteur, produit un sentiment d’appartenance à la nation que vient renforcer l’enseignement de l’histoire. Mais, à un moment donné, on ne peut que constater l’existence ou la non-existence de cette conscience commune. La comparaison entre la Belgique, dans laquelle elle décline inexorablement, et l’Allemagne où, malgré la séparation, son évidence s’est imposée en quelques semaines lors de la réunification, est éclairante. Y aurait-il alors une identité nationale dont les racines plongeraient dans quelque chose de l’ordre de la nature ? En fin connaisseur de l’œuvre de David Hume, G. Delannoi souligne que "l’idée d’identité est une fiction commode, probablement inévitable mais en son fond provoquée par un doute sur la continuité des choses"   . L’identité n’est donc ni un état ni une essence : "Toute identité est une relation et non une donnée naturelle ou culturelle"   . C’est donc, poursuit-il, "autant l’autre qui définit mon identité que moi-même, et cela vaut pour les individus comme pour les nations"   .
 
On ne saurait trop recommander de méditer ces fortes réflexions en ces temps où la clarté est si mal partagée. G. Delannoi note que le besoin d’appartenance peut conduire à l’obsession de l’identité alors qu’appartenance et identité sont deux notions assez éloignées. Si la première suppose la possibilité du choix (je peux abandonner ma religion), la seconde implique la contrainte (je subis l’endoctrinement religieux). D’un côté, la conscience de ce que je suis ou pense, de l’autre son absence (ou sa quasi-absence).

Cette référence à la religion n’est pas hasardeuse. Durkheim ne soulignait-il pas que la nation relevait du principe religieux ? Dans cette perspective, l’auteur souligne l’importance des travaux de l’historien Carlton Hayes et, en particulier, de l’ouvrage de 1960, Nationalism : a Religion. Les rites des nations, notait Hayes, ressemblent à ceux des religions. Faut-il, dès lors, voir dans le nationalisme un rite par lequel la nation se construit ?

Nation et nationalisme

C’est, on le sait, la position d’E. Gellner. Mais, outre que cette thèse passe à côté de la dimension propre de la nation, elle renonce à comprendre vraiment le nationalisme, Gellner lui-même reconnaissant ne pas pouvoir expliquer pourquoi certains nationalismes sont devenus particulièrement virulents. On comprend, dès lors, l’importance du découplement entre nation et nationalisme. Il est, en effet, plus facile de cerner celui-ci si, à la différence de Gellner, on postule que la nation existe indépendamment de lui. Il est d’ailleurs beaucoup plus facile de repérer et de définir le nationalisme que la nation. Contrairement à celle-ci, il constitue une idéologie aux traits récurrents, que l’auteur résume fort précisément. Il exprime d’abord la peur d’un déclin, il manifeste un désir de réaction contre le présent, il est une forme d’organicisme et, enfin, il fait un usage constant de la propagande. Certes, ces caractères ne sont pas propres aux idéologies nationalistes, mais s’y retrouvent toujours. Et surtout, celles-ci différencient le nationalisme de "la conscience nationale, qui ne possède aucun de ces caractères de façon régulière"   . Ce découplement permet aussi de ne pas confondre patriotisme (pour lequel l’indépendance nationale est mise au-dessus de tout autre considération) et nationalisme qui utilise la nation à d’autres fins que les fins patriotiques.
 
Même si c’est au sein de la nation qu’est née la modernité, peut-on néanmoins imaginer que celle-ci puisse se passer de la nation et invente une morphologie nouvelle ? G. Delannoi n’évite pas cette problématique    : peut-on élaborer une forme d’organisation qui viserait à dissocier le politique et le culturel, de façon à conserver les spécificités nationales ? Dans des pays, comme la France, dans lesquels le lien social est un lien politique, la citoyenneté ne risque-t-elle pas d’être privée de contenu ? Pour l’auteur, ce qui doit être sauvegardé, c’est l’idéal d’autonomie politique qui, après s’être incarné dans les cités, a trouvé un équilibre dans l’État-nation. Il faut dès lors partir de la volonté des États-nations et l’on ne saurait exclure que le résultat de cette volonté soit la confédération de nations. L’essentiel est que soit garantie la nature démocratique du processus.

Au terme d’un parcours où, en un nombre limité de pages, rien d’essentiel n’est omis, G. Delannoi insiste opportunément sur ce qui constitue les traits universels de la nation : elle est un groupe doté d’un récit historique et d’une conscience de soi. Aussi, la quasi-absence des contenus tendant à faire une nation (même sol, même langue, même religion, même population, etc.), n’est-elle pas décisive : "Si une histoire nationale et la conscience de la prolonger unissent un groupe, il constituera une nation"   .
 
Le pari n’était guère aisé, mais le résultat dépasse les espérances : ce livre, en même temps qu’une incontestable réussite pédagogique, constitue un apport important à la théorie de la nation