Un guide et une méthode pour l’histoire des Empires coloniaux.

Voilà un ouvrage dont la traduction relevait du défi, et constitue en elle-même une raison de se féliciter   , eu égard à son importance dans le champ international des études coloniales. Le choix, que reflète bien la mise en regard du titre original (Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History) et de sa traduction, a été celui d’un passage à la langue française dans une grande fidélité aux mots de l’auteur. Si elle a le mérite de s’efforcer de rester au plus près de la pensée et des démonstrations souvent subtiles de Frederick Cooper, la démarche se "traduit" cependant par des formulations qu’on aurait souhaité plus heureuses, en même temps que plus libres.

En 2005, Frederick Cooper livre dans cet ouvrage l’essentiel de ses thèses sur l’histoire des empires coloniaux. Il retrace le cours de cette histoire, en explique les orientations, les concepts et les mots, mais résume aussi l’apport de son propre travail à ce champ. Dense, complexe, ce livre fait figure d’étape, de bilan sur une partie de sa carrière et de celles des hommes et femmes de sa génération : ceux qui, dans les années 1970, se firent africanistes pour tourner le dos à l’histoire coloniale, cette "histoire des Blancs   ". Ceux qui encore, dans les années 1990-2000, se mirent à repenser les colonies dans le cadre d’une histoire impériale, privilégiant l’étude des réseaux, des circulations, des transferts d’acteurs, de pratiques et de savoir-faire à la lecture de l’Empire colonial comme puissance monolithique   .

Frederick Cooper s’est attelé depuis plusieurs années au travail – c'est-à-dire tout autant au recensement qu’à l’analyse minutieuse et méthodique – des notions capables de guider une histoire des Empires coloniaux modernes, par ailleurs de plus en plus prolifique dans les universités des deux côtés de l’Atlantique, mais aussi dans les anciennes colonies européennes comme l’Inde. Le projet est ambitieux : il s’agit non seulement de poser les bases méthodologiques d’une histoire renouvelée des "situations coloniales", mais aussi de remettre en question le grand récit de l’histoire contemporaine, qui considère l’essor de l’Etat-nation le paradigme majeur des XIXème et XXème siècles, au détriment de l’Empire   .

Destin de l’histoire coloniale

L’adjectif même de "colonial" ne va plus de soi. C’est ce que Cooper démontre dans une première partie qui retrace le destin historiographique des études sur la colonisation, déjà abordé par ailleurs   . Définie par Georges Balandier dans un article fondateur, plus ou moins oublié pendant quelques décennies et dont le succès ne se dément plus parmi les chercheurs depuis une dizaine d’années   , la notion de "situation coloniale" semble avoir reçu un assentiment trop rapide, inconséquent, avoir remporté "une victoire trop facile"   . Le phénomène colonial fut ensuite globalement rejeté par les chercheurs contemporains de la décolonisation, pour qui il représentait un monde à combattre bien plus qu’à analyser : "Nombre d’intellectuels pensaient que ce qu’ils devaient savoir sur le colonialisme, c’était surtout ses horreurs, et qu’un texte de Fanon suffirait à les faire connaître   ". Il fut ensuite "saisi" par les théoriciens de la "critique coloniale" qui, après Edward Saïd et son ouvrage fondateur des postcolonial studies    , fondèrent leurs travaux sur la définition d’un colonialisme générique, considéré comme une "posture plutôt qu’un processus   ". C’est du reste le reproche principal que leur adresse Cooper, non sans ironie : "A ne pas circonscrire le colonialisme, on risque de se retrouver avec un projet colonial vaguement situé entre 1492 et les années 1970   ". Reproche majeur, on le devine aisément, adressé par l’historien. Le "colonialisme", ses lieux, les pensées et acteurs "coloniaux" ont ainsi fait l’objet d’un ensemble de travaux qui, si ils ont eu le mérite de confronter les chercheurs à leurs préjugés épistémologiques, n’ont pas pris la peine de situer ces objets dans le temps et dans l’espace.

Renouveau de l’histoire impériale

Il s’agit depuis une quinzaine d’années environ, pour Frederick Cooper et d’autres   , de définir un nouvel "agenda de recherche   ", qui place la question de la définition du "colonial" au centre de ses préoccupations, en s’intéressant tout particulièrement à ses marges, à ses individus et espaces-frontières, pour distinguer les façons dont l’Etat colonial reproduisait continuellement les catégories binaires qui le fondèrent – indigène, citoyen pour le cas français en particulier. Non content de contester la définition d’un colonialisme figé, Frederick Cooper développe depuis plusieurs années un plaidoyer pour la notion d’Empire. Avec Jane Burbank, spécialiste de la Russie et également professeur à New York University, il s’est en effet attelé à repenser les caractéristiques communes des Empires, qu’ils soient coloniaux ou non, en ouvrant des perspectives à la fois géographiques et chronologiques   . La caractéristique principale qui permet de définir l’ensemble des formes impériales est de l’ordre de la façon dont ces espaces politiques se concevaient et concevaient l’exercice de leur pouvoir, soumis à l’impératif de "combiner différence et intégration   ", de reproduire "des distinctions au sein des collectivités tout en les soumettant, de manière plus ou moins marquée, à l’autorité dirigeante"   .


Plaidoyer pour l’histoire

Le parcours qui mène du "colonial" à l’empire est illustré, dans une deuxième partie, par la critique de trois catégories "à la mode" dans le monde académique   : identité, globalisation et modernité. Définissant chacune de ces notions, puis les problèmes liés à leur usage scientifique, Cooper invite les chercheurs à en privilégier d’autres, plus précises et efficaces en même temps que moins connotées. Ainsi de l’identité, mot auquel il consacre un chapitre écrit avec Roger Brubaker : l’approche constructiviste qui domine sa définition en a fait un concept impossible car évanescent, auquel le terme d’"identification" pourrait par exemple être substitué. De même, la notion de modernité semble avoir perdu, pour Cooper, toute son efficacité analytique, en tant qu’elle a été réduite, dans le champ des études coloniales, à une incarnation plate et figée des Lumières. L’objectif de "provincialiser l’Europe", pour reprendre les termes et l’ambition de Dipresh Chakrabarty   , ne peut prendre forme sans faire une histoire bien plus complexe, bouleversée, de ses temps modernes.

La troisième partie, intitulée "Les possibilités de l’histoire", fait figure de manifeste. Un premier chapitre s’ouvre avec ce premier constat : "La France ne devint un Etat-nation qu’en 1962   ", lorsqu’elle renonça, avec ses départements algériens, à la définition d’une citoyenneté impériale. "Dans les années 1870, l’Europe n’était pas une Europe d’Etats-nations, mais une Europe d’empires", continue-t-il   . Et l’effondrement de cet ensemble impérial s’explique par l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé, dans différents lieux successifs du globe, de transformer le double impératif d’intégration et de distinction qui le définissait : la revendication de citoyenneté intégrale des anciens sujets de l’Empire inférait un coût que n’ont pas pu supporter les Empires anglais et français. Le monde des Etats-nations ne vit ainsi le jour que dans les années 1960, et avec lui l’intégration européenne, dont l’existence fut étroitement liée à "l’amputation" coloniale de l’Europe. Les "possibilités" de cette histoire sont illustrées empiriquement par l’étude de la fin de l’Afrique occidentale française dans un dernier chapitre. Dans le fil de ses travaux antérieurs, Cooper revient sur les grandes grèves de 1946-1947 à Dakar ; le mouvement revendicatif syndical ne cherchait pas exactement à sortir du cadre colonial mais à en tirer les virtualités positives, en particulier en termes d’application des dispositifs de l’Etat providence à l’ensemble des désormais citoyens de l’Empire français : "Le gouvernement français ne pouvait assumer le fardeau d’un Empire de citoyens"   . Les Africains obtinrent finalement la souveraineté, plutôt que l’égalité, et l’histoire des Etats indépendants après 1959-1960 ne peut être lue qu’à la lumière des processus de décolonisation.

Dans une conclusion intitulée "Colonialisme, histoire, politique", l’auteur livre une profession de foi pour le métier d’historien : "je me suis efforcé d’écrire un récit du colonialisme qui accorde une attention minutieuse aux trajectoires changeantes de l’interaction historique, à l’éventail des possibilités que les gens, à chaque époque, ont pu envisager pour eux-mêmes, et aux contraintes qui ont pesé sur ces possibilités et sur la capacité des gens à les concrétiser   ". Ce plaidoyer pour la discipline plutôt que pour la disciplinarité   doit être replacé à l’évidence dans le paysage scientifique américain. La critique de Frederick Cooper prend toute sa force dans ce contexte, mais perd en pertinence pour d’autres historiographies. En France, la vague des postcolonial studies n’a ainsi pas pris le même ascendant, ni avec elles les "approches anhistoriques"   produites par des conceptions exclusivement culturelles de la domination. L’invitation à la complexité, à prêter de l’attention aux virtualités et à leurs évolutions, aux "concepts indigènes" et à leurs appropriations reste toutefois précieuse, notamment quand Frederick Cooper invite, pour analyser les mobilisations politiques en situation coloniale, à reconsidérer les binarités simples (colonialisme vs. nationalisme). Entré déjà, sans doute, dans les bibliothèques des historiens des colonisations et des décolonisations, l’ouvrage pose des questions qui transcendent le champ de ces études, et devrait rencontrer avec profit un lectorat plus large