Désormais disponible en français, un ouvrage de fond sur les rapports entre islam et féminité à l'heure actuelle

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

Déjà devenu un classique dans le paysage académique américain, l’ouvrage de Saba Mahmood est désormais accessible dans une traduction française de Nadia Marzouki   , qui nous permet de saisir toute la finesse et la complexité théorique de la réflexion de l’anthropologue. Car c’est principalement pour sa contribution théorique que l’ouvrage a gagné en notoriété : s’intéressant aux pratiques pieuses de femmes égyptiennes, Saba Mahmood s’interroge sur la religion, le féminisme et la pensée libérale – le féminisme est-il nécessairement subversif ? Le conservatisme religieux et la liberté individuelle sont-ils antinomiques ? Mettant l’accent sur l’éthique plutôt que sur le politique, sur le gouvernement de soi plutôt que le gouvernement des autres, le renouveau islamique étudié par l’anthropologue remet en question les catégories d’interprétation "libérales" dominantes.


L’ouvrage de Saba Mahmood porte sur un "mouvement de piété" en Egypte, ou plus précisément sur des nouvelles formes de religiosité portées par les femmes, à travers des sociabilités organisées autour des mosquées. Il explore ainsi un des aspects du "féminisme islamique", au sujet duquel S. Latta Abdallah écrivait, en introduction d’un numéro récemment paru dans Critique internationale, qu’il convenait de le traiter comme un objet scientifique afin de comprendre les évolutions politiques et sociales des pays musulmans   . A certains égards pourtant le titre est trompeur puisqu’il ne s’agit pas d’étudier un mouvement politique ou un mouvement social, mais plutôt d’examiner les implications théoriques de ces nouvelles formes de religiosité féminine. En effet, l’auteure souligne qu’il ne faut pas voir ce mouvement de piété uniquement comme une réaction identitaire à l’occidentalisation (p.75) ou comme une marque de nationalisme (p.177) : l’angle d’étude privilégié est celui du processus de formation d’un sujet moral à travers la pratique pieuse.

La réinvention d’une tradition pieuse

La démonstration s’appuie à la fois sur une enquête ethnographique dans six mosquées du Caire, et sur des références théoriques (en particulier à Michel Foucault, Judith Butler et Talal Asad) qui donnent une profondeur philosophique à l’ouvrage. Le premier chapitre, consacré à la question de la liberté et de la subjectivation, est ainsi davantage consacré à la réflexion théorique ; les pratiques de piété sont envisagées dans la perspective de la capacité d’agir individuelle, et de la formation d’un sujet propre : "le mouvement des mosquées est caractérisé par une tendance fortement individualisante : chaque personne doit faire siennes diverses pratiques ascétiques qui façonneront sa conduite morale" (p54). Les formes empiriques que prennent ce mouvement ne sont décrites que dans le chapitre suivant, qui par ailleurs ne donne que peu d’indications sur son ampleur nationale. Les indications historiques succinctes, qui situent le mouvement de piété féminine dans le cadre du renouveau religieux initié par les Frères Musulmans et de l’accès des femmes à l’éducation, ne permettent pas de comprendre la portée politique et sociale de ce "mouvement des mosquées". On comprend mal également en quoi il s’agit d’un mouvement, puisque l’auteure insiste, plutôt que sur la mobilisation collective, sur la sensibilité religieuse : l’objectif du mouvement de piété serait orienté vers l’individu ; contre la sécularisation et la folklorisation des pratiques religieuses, les femmes qui participent aux leçons de religion dans les mosquées entendent "cultiver les aptitudes corporelles, les vertus, les habitudes et les désirs susceptibles d’enraciner les principes islamiques dans les pratiques de la vie quotidienne" (p.75). Ces nouvelles formes de religiosité sont étudiées plus précisément dans trois mosquées, choisies pour les contrastes sociaux qu’elles présentent, et les variétés de styles rhétoriques associés (chapitre 3 "Pédagogies de la persuasion")
-    la mosquée Omar, située dans un quartier aisé, accueille un public de femmes éduquées. Elle est animée par Hajja Faiza, une prédicatrice charismatique, dont le discours porte la trace d’un humanisme libéral tout en mobilisant l’autorité des sources religieuses.
-    la mosquée Ayesha, située dans un quartier pauvre, prodigue des services sociaux et des cours de religion. Elle accueille un public de femmes moins éduquées, plus sensibles à des formes de prédication spectaculaires qu’à des arguties savantes.
-    la mosquée Nafisa, située dans un quartier de classe moyennes, dont beaucoup d’anciens émigrés revenus du Golfe ; le public y est composé de femmes au foyer et d’étudiantes. La prédication est marquée par un ton de piété rigoriste.



Le mouvement de piété apparaît ainsi comme un phénomène intergénérationnel et généralisé à toutes les classes sociales. Il serait directement lié à une démocratisation de l’accès aux sources d’autorité religieuse, avec le développement d’un marché du livre religieux bon marché, et la multiplication d’outils pédagogiques permettant une réappropriation par la base des pratiques discursives (p.124). L’auteure décrit en détail certaines de ces pratiques, qui consistent à examiner des situations de la vie quotidienne à la lumière des textes religieux ; les débats portent en particulier sur l’éthique sexuelle : les sociabilités en situation de mixité, la pudeur, la séduction. Il s’agit pour ces femmes de "résoudre des problèmes pratiques liés aux contraintes d’une vie urbaine sécularisée" (p. 151) ; les pratiques traditionnelles promues par les prédicatrices revêtent ainsi un fort caractère de modernité. Il s’agit d’une tradition "(ré-)inventée" pour répondre à des interrogations contemporaines.

Discipliner le sujet moral

Dans la suite de l’ouvrage l’auteure s’intéresse plus particulièrement à ces pratiques, montrant qu’elles participent d’une "éthique positive" (chapitre 4), qui se distinguerait de l’éthique formelle héritée des Lumières et du kantisme, dans laquelle la morale ne serait qu’un système de principes régulateurs. L’éthique positive en revanche consiste en principes moraux mais aussi en pratiques corporelles, en exercices sur soi : dans ce cadre les pratiques pieuses consistent en exercices pour discipliner le corps et s’entraîner à l’action morale ; ainsi l’activité rituelle ne serait pas conçue, par ces femmes, comme véritablement distincte de l’activité mondaine : "les performances rituelles constituent des pratiques disciplinaires par lesquelles des dispositions pieuses sont formées et non des actes symboliques sans rapport avec l’activité pragmatique ou utilitaire" (p.190). Le rituel (la prière par exemple) est un exercice destiné à une discipline du corps et des émotions, un moyen de "transformer l’intériorité". Le mouvement de piété féminine consiste donc à cultiver l’éthique religieuse comme élément d’apprentissage d’une sensibilité particulière, d’un habitus, pris ici dans le sens non pas bourdieusien mais aristotélicien : "La conception aristotélicienne de l’habitus permet de mieux comprendre en quoi certains types de pratiques corporelles fabriquent des conceptions différentes du sujet éthique. Elle montre aussi qu’une posture corporelle n’exprime pas simplement une structure sociale, mais donne également au soi des capacités particulières par lesquelles le sujet agit dans le monde" (p.207). L’éducation de soi forge un sujet agissant. C’est ainsi que l’on peut comprendre les positionnements théoriques avancés en début d’ouvrage : la piété est, selon Saba Mahmood, une pratique de subjectivation.



Qu’est-ce qu’une politique de la piété ?

C’est cette notion de subjectivation qui permet à l’auteure de passer, subrepticement, de la morale à la politique ; en effet, reprenant les réflexions théoriques de Nikolas Rose (et, en filigrane, de Giorgio Agamben), Saba Mahmood affirme que ces pratiques de subjectivation par la discipline de soi produisent des "formes de vie", au sens de manières de conduire (politiquement) son existence. Le raisonnement d’ensemble demeure très abstrait, d’autant que la profondeur des références philosophiques, notamment à Aristote, n’est que trop rarement reliée aux formulations théoriques locales. Ainsi, la discussion, riche et complexe, de la notion de performativité du sujet chez Judith Butler, demeure peu convaincante faute de prouver sa pertinence pour rendre compte des pratiques pieuses des femmes Egyptiennes.
 
La limite principale de l’ouvrage n’est cependant pas dans cette articulation problématique de références théoriques et de matériaux empiriques, mais plutôt dans la terminologie employée pour qualifier les pratiques de piété des femmes étudiées. En effet, l’auteure parle de "mouvement des mosquées" mais ne mobilise pas d’analyse en terme de mouvement social ; les informations manquent sur les caractéristiques sociales des participantes, leurs motivations, la dimension d’engagement collectif - puisque précisément l’auteure veut mettre l’accent sur l’agir individuel. Alors qu’il est question de "politiques" de la piété, peu de choses sont dites sur la dimension politique du mouvement ; on sait seulement qu’il a voulu être encadré par l’Etat égyptien, qui le voyait comme un concurrent ("Dans la mesure où le projet libéral-séculier aspire à une réforme morale de la vie publique et privée, il n’est pas surprenant que l’Etat égyptien ait vu dans le mouvement de piété un dangereux rival, dont l’autorité est fondée sur des sources qui dépassent et déconcertent souvent l’Etat" p.118). Cependant, comme le concède l’auteure en conclusion, "les questions de droits, de reconnaissance et de représentation politique n’occupent qu’une place marginale dans l’organisation de ce courant particulier du mouvement islamiste" (p.282). De ce fait, on se demande s’il ne s’agit pas de nouvelles formes de religiosité, et de sociabilité religieuses, plutôt que d’un véritable "mouvement".

La contribution théorique de l’ouvrage n’en demeure pas moins magistrale, touchant aux études genre comme aux études postcoloniales. En critiquant les théories de l’ "agency" et de la résistance des subalternes, Saba Mahmood permet de rompre avec une certaine tendance de l’anthropologie à trop rechercher les "résistances", se privant ainsi de rendre compte des pratiques conformistes. Ainsi il ne faudrait pas interpréter le port du voile ni comme un signe d’oppression de la femme, ni comme un signe de résistance à l’occidentalisation, mais plutôt comme ce qu’il représente pour les femmes qui le portent, un signe de piété (ou plutôt, "une pratique disciplinaire constituant les subjectivités pieuses" p. 286). Plus profondément, l’auteure critique la lecture trop systématique des subaltern studies à interpréter l’agir humain dans une perspective politique : le mouvement de piété des femmes égyptiennes serait, avant toute chose, une pratique éthique, une discipline de soi. Ainsi, il faut comprendre le titre de l’ouvrage dans la perspective d’une lecture méta-textuelle, comme celle proposée en épilogue : les enjeux politiques sont ceux de la production du savoir, ils résident dans le pouvoir du travail académique qui permet de s’affranchir des contraintes normatives d’un discours dominant.