Un livre très dense qui retrace l’évolution du modèle familial entre 1789 et 1830 et montre comment s’est imposée l’autorité paternelle après la Révolution, aux dépens de la question féminine.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

La Révolution française a inventé les droits de l’homme, mais pas les droits de la femme : il s’agit là d’un postulat généralement admis, comme en témoignent les études récemment consacrées aux femmes révolutionnaires, comme celles de Dominique Godineau ou de Jean-Clément Martin. Dans un ouvrage récent   , Jean-Clément Martin montrait ainsi que la Révolution avait un temps donné aux femmes l’espoir d’exercer un rôle politique avant de les reléguer au foyer, avec pour seul rôle l’exercice des tâches ménagères et l’éducation des enfants. Faut-il pour autant condamner les hommes de la Révolution pour leur "antiféminisme" ? Anne Verjus répond par la négative dans Le bon Mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire. La politiste, chargée de recherche au CNRS, revient sur la question du rôle politique des femmes entre 1789 et les années 1830 en refusant de les considérer comme des exclues ou des victimes. Elle affirme ainsi que les femmes "n’ont jamais été exclues, elles n’ont tout simplement pas été incluses"   .

Le titre de l’ouvrage, assez surprenant pour des lecteurs contemporains, reprend celui d’un conte de Jean-François Marmontel   , qui se présente comme une version adaptée à la morale du XVIIIème siècle de La Mégère apprivoisée, de Shakespeare. Le conte met en scène le président de Lusane, qui appartient à la noblesse de robe, et sa jeune épouse Hortense, aristocrate éprise d’indépendance. Lusane, présenté comme un époux idéal, parvient à transformer la jeune femme légère et "superficielle" en une épouse et une mère modèle. Pour faire l’éducation de sa femme, il n’est plus, comme dans Shakespeare, question de coups et de privations, mais bien de raisonnements, d’explications et d’affection, conformément à l’avènement de la nouvelle sensibilité "rousseauiste". Le conte de Marmontel témoigne du fait que le sort des femmes ne peut, à la fin du XVIIIème siècle, s’envisager sans celui des hommes, l’époux occupant le rôle dominant dans la famille.

A première vue, il ne s’agit pas d’un fait nouveau. Sous l’Ancien Régime, le mariage et la famille n’occupaient-ils pas aussi une place centrale dans la destinée des femmes ? L’originalité du livre d’Anne Verjus est de montrer que la Révolution permet le passage d’un modèle familial "traditionaliste" marqué par la prédominance du pater familias/patriarche et de la logique dynastique à un modèle bourgeois fondé sur le couple et la famille nucléaire. En retraçant l’évolution du modèle familial entre 1789 et 1830, l’auteure montre l’articulation entre la famille et la politique, seul le chef de famille, étant jusqu’en 1848 considéré comme citoyen et donc autorisé à voter, sous réserve de certaines conditions, plus ou moins restrictives selon les régimes.

Le héros de l’histoire, le fils de famille

L’ouvrage d’Anne Verjus n’est pas une histoire des femmes sous la Révolution. Comme l’indique le titre, les hommes forment le cœur d’un livre où les voix féminines demeurent relativement discrètes. La première partie retrace la "victoire du fils de famille". Le but de l’auteure est ici de montrer comment les premières années de la Révolution (1789-1792) mirent fin à l’autorité paternelle qui s’exerçait sur les majeurs non émancipés sous l’Ancien Régime dans les pays de droit écrit, dont les règles juridiques étaient issues du droit romain   . Le "fils de famille" est, sous l’Ancien Régime et selon le Dictionnaire de l’Académie française    , un "enfant d’honnête famille", c'est-à-dire issu d’une famille aisée, "qui est encore sous puissance paternelle", c’est-à-dire qu’il ne peut ni emprunter, ni acquérir un bien, ni recevoir un héritage. Même marié, le fils de famille reste sous la dépendance de son père, le patriarche, qui règne sur la maisonnée jusqu’à sa mort. Cette situation de dépendance à l’égard du pater familias est souvent considérée comme un archaïsme à l’époque des Lumières. Elle fait l’objet de violentes dénonciations dans la seconde moitié du XVIIIème siècle de la part d’hommes qui, comme Mirabeau, ont été victimes du despotisme paternel   . Les lettres de cachet, symbole de l’arbitraire du pouvoir royal, étaient souvent prises à la demande des familles, pour faire emprisonner un membre récalcitrant (fréquemment un fils) comme l’ont montré Arlette Farge et Michel Foucault dans un ouvrage désormais classique, Le Désordre des familles    .

En 1789, l’autorité paternelle n’est pas abolie, ce qui crée une situation juridique compliquée. Les fils de famille sont en effet exclus de la citoyenneté même lorsqu’ils présentent les conditions requises pour l’exercice du droit de vote – alors censitaire -.  Les Révolutionnaires s’emparent de la question, qui suscite des débats à la Constituante (printemps 1789 - automne 1791) puis à l’Assemblée Législative (1er octobre 1791 - 21 septembre 1792). Un Comité de Constitution est créé sous la Révolution pour juger les cas litigieux en matière de citoyenneté : en examinant les archives de cette structure, l’auteure a retrouvé plusieurs lettres qui montrent que le Comité de Constitution avait tendance à se montrer bienveillant à  l’égard des "fils de famille" qui demandaient la citoyenneté malgré leur situation de dépendance. Entre 1789 et 1792 se livre une bataille acharnée entre les partisans de l’autorité paternelle, comme Barère   ou Roederer   , et les défenseurs des droits des fils de famille, comme Target   ou Mirabeau. La bataille se termine le 28 août 1792 par un décret qui abolit la puissance paternelle sur les majeurs et signe la victoire du fils de famille. Ce décret est en effet maintenu dans le Code Civil et signe la fin du modèle familial de l’Ancien Régime.

Le rôle des femmes : une influence discrète et bienfaisante

Pour Anne Verjus, la victoire des fils de famille est significative de la place prépondérante occupée dans la société révolutionnaire puis dans la société bourgeoise par le "chef de famille", qui n’est plus entendu comme un patriarche régentant une nombreuse lignée, mais comme un homme dans la force de l’âge, époux et père de jeunes enfants : un citoyen comme le représente le peintre Jacques-Louis David dans son Portrait du député Michel Gérard et sa famille    reproduit en couverture du livre. Ce qui frappe dans ce tableau, c’est l’absence des femmes, hormis la jeune fille assise au piano   . Seul le père est représenté, fermement carré dans son fauteuil et entouré d’une nombreuse progéniture, trois fils et une fille. Anne Verjus montre, dans la deuxième partie du livre, comment les femmes sont, pendant la Révolution, renvoyées à la sphère privée, malgré les velléités d’indépendance manifestées par certains penseurs novateurs, comme Condorcet ou Olympe de Gouges, qui réclamèrent la citoyenneté pour les femmes. Anne Verjus s’attarde peu sur les discours favorables aux droits des femmes. L’originalité de son approche tient, sur ces questions, aux sources utilisées, à savoir les écrits et archives de Roederer, ainsi que les manuscrits rédigés à l’occasion d’un concours organisé par l’Institut, dont la question portait en 1798 sur l’étendue et les limites du pouvoir du père de famille   . La lecture des écrits rédigés par les participants montre que la plupart étaient partisans d’un moyen terme entre la situation d’Ancien Régime et les innovations de la période révolutionnaire. Pour la majorité des Français, à la veille du XIXème siècle, c’est la famille qui constitue la clef de voûte du système politique et social, et non l’individu.

Conjugalisme et ordre social

Quelle est donc la place faite aux femmes dans le conjugalisme, terme employé par Anne Verjus pour désigner cette conception qui place la famille  au centre de la société et envisage le couple comme une unité indivisible d’intérêt économiques et politiques   ? L’hypothèse d’Anne Verjus est que les femmes ne sont pas véritablement exclues de la citoyenneté, mais qu’elles s’expriment par le biais de leur mari, censé exercer la citoyenneté au nom des deux membres du couple – de même l’époux paie-t-il des impôts non seulement pour ses biens personnels, mais aussi pour ceux qui appartiennent à sa femme -. Les hommes de la Révolution française se méfient beaucoup de l’influence féminine en politique, car ils ont en mémoire les initiatives politiques malheureuses des reines ou des maîtresses royales au XVIIIème siècle. Ils exhortent en revanche les femmes à exercer une bonne influence dans le cadre du foyer : selon Roederer, qui met au concours de l’Institut la question  "Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple ?", les femmes sont aptes à adoucir les mœurs et les passions de leurs époux, tout comme à soigner l’éducation de leurs enfants. Les femmes sont donc indirectement considérées comme garantes de l’ordre et de la paix sociale, un peu à la manière des Sabines que David représente en 1799 comme symbole de la réconciliation nationale   . Le Code Civil, dont Anne Verjus évoque la genèse dans la dernière partie   , consacre le "conjugalisme" et se présente comme une synthèse entre le principes issus de l’Ancien Régime et les innovations de la période révolutionnaire.

Le grand mérite d’Anne Verjus tient à son refus de tomber dans l’anachronisme qui consisterait à mettre en accusation les siècles passés au nom des normes et valeurs contemporaines. Le chercheur qui s’intéresse à l’histoire des femmes ne doit pas chercher à faire parler les sources avec des accents féministes, mais s’efforcer de retranscrire le plus justement possible les conceptions anciennes de la situation féminine. Anne Verjus montre dans Le bon mari que la question des femmes est loin d’être au centre des préoccupations révolutionnaires. Ce qui "fait l’actualité" pendant la Révolution et l’Empire, c’est la question de l’autorité paternelle et de la famille ; non celle du droit de vote des femmes, que l’on voit émerger plus tard, au cours du XIXème siècle, alors même que le modèle "conjugaliste" vole en éclat sous la pression de nouveaux faits comme l’industrialisation et la question ouvrière