Les "chemises rouges" sont-elles en train de remporter leur bras de fer engagé avec le pouvoir depuis deux mois ? Le Premier ministre Abhisit Vejjajiva vient d’annoncer que le parlement sera dissous entre le 15 et le 30 septembre et des élections organisées le 14 novembre prochain. Les milliers de manifestants qui occupent le centre-ville de Bangkok depuis deux mois ont accueilli cette nouvelle avec bienveillance mais sont décidés à rester jusqu’à ce que la date de la dissolution de la chambre basse soit annoncée. Retour sur deux mois de lutte et ses enjeux.

La crise politique en Thaïlande a commencé à la mi-mars lorsque des dizaines de milliers de manifestants du Front uni de la démocratie contre la dictature (UDD), les fameuses "chemises rouges", ont pris le contrôle de Rajprasong, le centre-ville de Bangkok, en dressant des barricades et en y installant des tentes. Les leaders de cette organisation très hétérogène déclarent alors que l’occupation et les manifestations se poursuivront jusqu’à ce que la chambre basse soit dissoute et de nouvelles élections organisées.

Journée sanglante du 10 avril

Le pouvoir ne tarde pas à réagir. Au début du mois d’avril, le Premier ministre Abhisit Vejjajiva déclare l’état d’urgence, réprime violemment le mouvement et suspend toutes les libertés civiles. Une des premières mesures fut de bloquer ou censurer 36 sites web, dont le site d’information bilingue Prachatai. Sa directrice a été depuis arrêtée et risque 50 ans d’emprisonnement.

La journée du samedi 10 avril dégénère alors en violentes émeutes que le gouvernement réprime durement. Après avoir utilisé les canons à eau et les gaz lacrymogènes contre les "chemises rouges", l’armée tire à balles réelles sur la foule : 25 personnes sont tuées, dont 4 soldats et un journaliste japonais. L’organisation Reporter sans frontières a d’ailleurs une position ambigüe sur cette répression, renvoyant dos à dos les manifestants et le gouvernement dans un communiqué du 23 avril 2010. Demandant au gouvernement de rétablir "au plus vite l’accès aux sites d’informations censurés", elle ajoute dans la foulée qu'il peut y recourir pour des sites "où des appels à la violence sont avérés", laissant au bon soin du gouvernement de déterminer ce qu’est un "appel à la violence". Les affrontements du 22 et 27 avril ont vu le bilan s’alourdir à 27 morts.

Derrière la crise politique, quels enjeux ?

Pour comprendre ce qui se passe en Thaïlande et les enjeux de la lutte entre "chemises rouges" et "chemises jaunes", il faut faire un retour en arrière et analyser la période 2006-2010. Le cycle de crises en Thaïlande, qui est peut-être en train de s’achever, débute le 19 septembre 2006 lorsqu’un coup d’Etat militaire renverse le Premier ministre Thaksin Shinawatra, élu en janvier 2001. Ce riche homme d’affaires, leader du parti populiste Thai Rak Thai (TRT), était un concurrent dangereux pour l’élite traditionnelle, les militaires et les monarchistes.  S’engage alors une lutte politique de quatre ans entre les "chemises rouges", partisans républicains de Thaksin Shinawatra – souvent des paysans pauvres issus des campagnes – et les "chemises jaunes" de l’Alliance pour la démocratie (PAD), partisans conservateurs de la monarchie, souvent issus des classes moyennes de Bangkok. C’est l’interprétation habituelle que l’on donne aux affrontements entre "rouges" et "jaunes".

Mais le mouvement de mars-avril 2010 a brouillé les pistes et est venu changer la donne. Parmi les militants du Front uni de la démocratie contre la dictature (UDD), on trouve aujourd’hui des paysans pauvres mais aussi des personnes issues de la classe moyenne citadine désirant une évolution vers la démocratie ainsi que des marxistes. Le lien avec Thaksin Shinawatra est de moins en moins évident, et les revendications des "chemises rouges" sont principalement la lutte pour la démocratie et l’abolition de la monarchie.

Un conflit de classes?

La dimension de classe est également présente chez les manifestants qui demandent une meilleure répartition des richesses. Elle existe aussi dans la rhétorique des leaders du mouvement, à l’instar de Nattawut Saikua, ancien porte-parole du PPP qui parle régulièrement de "lutte des classes". Il faut rappeler ici que l’arrivée au pouvoir des maoïstes au Népal il y a deux ans, sur le mot d’ordre d’ "abolition de la monarchie", a eu une influence certaine dans la région.

Pour Tyrell Haberkorn   , le mouvement des "chemises rouges" serait même en train de transformer la politique en Thailande : "Le mouvement des chemises rouges en Thaïlande est en train de modifier le terrain politique, dans le même sens que les luttes autonomes en Italie à la fin des années 1970 et des Zapatistes au Mexique dans les années 1990." Cette interprétation est osée, discutable mais elle a le mérite de recentrer le débat sur le terrain politique et non sur celui, stérile, des "violences politiques" entre "rouges" et "jaunes". Les médias occidentaux adoptent souvent une position condescendante envers les luttes populaires dans les pays du Sud et un vocabulaire supprimant tous les enjeux politiques et sociaux – avec l’utilisation systématique de l’étiquette "conflits interethniques" pour l’Afrique par exemple. Or ce qui se passe en Thaïlande est bien de l’ordre du politique et au-delà d’une simple lutte de pouvoirs, il s’agit bien d’une révolution dans les consciences et dans la perception qu’ont les Thaïlandais de ce qui est politiquement possible