Ce livre retrace le parcours de Daniel-Lesur. Compositeur, pianiste, organiste, critique musical, administrateur de l'Opéra de Paris, professeur puis Directeur de la Schola Cantorum, sa personnalité a marqué de façon indéniable toute la vie musicale de la seconde moitié du siècle dernier.

Voici le portrait d'un musicien "dont toute l'originalité a consisté à ne pas se faire remarquer" (p.7) mais dont on peut dresser la discrète filiation jusqu'à nos jours. Ce livre comprend la vie et l'oeuvre du compositeur Daniel-Lesur (1809-2002) ainsi que quelques analyses succinctes. Regard intime d'un proche plus que d'un historien de la musique sur son œuvre et sur l'héritage humaniste qu'elle véhicule. Regard panoramique, également, sur un musicien qui a traversé le siècle avec des idéaux humanistes et une esthétique typiquement française – idéaux et esthétique que la Seconde Guerre et la Shoah ont ébranlés. Une esthétique et une philosophie qui n'auront par conséquent pas de réception dans les milieux intellectuels et artistiques d'après guerre travaillés par l'avant-garde et la postmodernité. Ce courant est pourtant héritier d'une grande tradition nationale qui perdure toujours aujourd'hui. Contre un Boulez qui affirme qu'" il n'y a pas de tradition française", l’œuvre de Daniel-Lesur témoigne d’une tension constante et d’un effort viscéral pour faire jaillir le caractère spécifiquement français d’une tradition musicale par-delà tout régionalisme de surface (Déodat de Séverac, Canteloube) ou nationalisme racoleur (D’Indy). Elle intègre au contraire un langage profondément personnel et créatif à une tradition de composition nationale. Enfin, elle témoigne d’une veine humaniste et spirituelle qui, si elle ne fera pas école à proprement parler, traverse toute la musique française du XXe siècle (Caplet, Debussy, Poulenc, Messiaen, Jolivet, Greif, Saariaho, Lemeland..). Nous ne saurions ici que trop renvoyer à l’article de Luisa Curringa "Daniel-Lesur et l’humanisme musical français"   .

 

Un fondateur du mouvement "Jeune France"

Aborder la biographie de Daniel-Lesur c'est en effet se replonger dans l'aventure du mouvement "Jeune France" de 1936. Mouvance spirituelle issue du Front Populaire et de ses avancées sociales qui réagit à la déshumanisation de la musique moderne et entend "redonner à l’homme sa place dans la musique". En l'absence du seul ouvrage de référence sur ledit mouvement (Serge Gut, Le Groupe Jeune France, Honoré Champion, 1977), Christian Tourmel restitue la genèse du mouvement et ses principales positions théoriques face à la musique d’alors, divisée entre sérialisme post-schönbergien et néoclassicisme stravinskien. On est frappé par l'étonnante lucidité des vues de ses représentants (André Jolivet, Olivier Messiaen, Yves Baudrier, Daniel-Lesur) ; déclarations visionnaires qui visent à redonner du sens et de la vie à l'objet musical par-delà les entreprises de déconstruction postmodernes ou néoclassiques. Leur critique de la musique du début du XXe, cloisonnée entre sérialisme et néoclassicisme, est des plus pertinentes encore aujourd’hui pour penser le panorama musical contemporain. En effet, c’est à une critique du matérialisme théorique que vise en définitive leur critique simultanée de l’avant-garde sérielle et du formalisme néo-classique, fustigés dans leur recours arbitraire et automatique à la forme. Face à une guerre imminente, les réalisations du groupe, au même titre que les réalisations sociales et culturelles du Front Populaire, n’eurent malheureusement pas le temps de s’épanouir pleinement...

Musicien français

Fils de la compositrice Alice Lesur, Daniel-Lesur hérite d’une solide formation musicale fidèle à la tradition contrapuntique et modale de la Bande à Franck, de l’Ecole Niedermeyer et des grandes orgues de Tournemire travaillées par l’héritage grégorien plus que par le contrepoint luthérien (discours "dépouillé et clair", instrument "lumineux" et non brumeux écrit Tourmel). Par cet héritage, Daniel-Lesur se voit être un fervent défenseur de la modalité dans laquelle il voit, à l’instar d’un Koechlin, le moyen de renouveler la musique française au tournant du XXe, prise entre l’aporie du chromatisme wagnérien et le sérialisme intégral. "Il faudrait comprendre ce qu'a de légitime et de fécond la tradition qui renoue sa chaîne aux médiévaux vénérables et si actuels […] Tous ces mouvements déterminèrent chez les jeunes un courant irrésistible vers les modes. Ces jeunes se nommaient Ravel, Roger Ducasse, Paul Ladmirault, André Caplet […]. Ce fut désormais la résurrection de la musique modale" (p. 17). Musicien français, Daniel-Lesur l’est en effet par le souci de clarté de l’écriture et sa valeur expressive, par son attrait pour la couleur et la danse via les outils stylistiques qu’offrent tantôt le folklorisme, l’exotisme ou le modalisme de convention. L’"humus de la tradition française" chez Daniel-Lesur est bien le fruit d’un amalgame de plusieurs couches selon Christian Tourmel : l’orgue lumineux et grégorien du XVIIème français (Grigny), les clavecinistes français épris de danses stylisées et de scènes de genre pittoresques (Rameau, Couperin), le modalisme médiéval doublé d’un sensualisme et d’une recherche de la couleur issus du grégorien et de la vocalité populaire.

 

Entre modalisme et couleur

Si du point de vue harmonique, le langage tonal, dont le tempérament égal et les principes physiques "répondent à merveille selon lui à l’imperfection humaine", contribue à "l’émotion", confine au "charme", suscite "les délices et mystères de l’enharmonie" (p. 146), il n’en demeure pas moins chez Daniel-Lesur teinté d’une modalité qui coupe court à toute tentative d’assimilation au langage classique. En effet, contre les détracteurs qui avancent qu’il n’y a pas de tradition française, Christian Tourmel affirme au contraire que "tous les musiciens français ont été touchés par le modalisme" (p. 162), et cela fournit selon lui le ferment d’une révolution stylistique qui s’est produite en douceur, de l’intérieur et de manière non intellectuelle à la différence des pays germaniques "où la tonalité allait se dissoudre dans un chromatisme de plus en plus insistant, aboutissant à l’atonalité" (p. 163). Et l’auteur de citer Saint-Saëns qui écrivait dès 1879, en réaction à l'emprise wagnérienne en France : "La tonalité qui a fondé l'harmonie moderne agonise. C'en est fait de l'exclusivisme des deux genres majeur et mineur. Les modes antiques rentrent en scène et, à leur suite, feront irruption dans l'art […]. Tout cela fournira de nouveaux éléments à la mélodie épuisée […]. De tout cela sortira un art nouveau". L’auteur dresse alors la généalogie de ces deux tendances respectives : "c’est la Réforme luthérienne qui [a] conduit l’Allemagne vers la tonalité unique (dans un souci didactique de simplification du langage tonal qui triomphe dans le choral luthérien) […]. Luther a "tonalisé" les thèmes grégoriens et Bach l’a suivi… ", au contraire de la tradition française qui, par le recours au modalisme dès le XIXème, s’est "trouv[ée] complètement renouvel[ée] de façon tout à fait naturelle, sans spéculation intellectuelle. Lesur a été baigné dès son enfance par ce climat modal dans lequel il a grandi" (p. 163). Or le modalisme, selon Tourmel, "implique une musique libre, éloignée de tout souci de construction a priori, les formes à thèmes étant engendrées par la tonalité, le plus souvent […] il répond à une nécessité intérieure ; c’est un outil de liberté, intimement lié à sa nature profonde" (p. 164). Ce modalisme n’est d’ailleurs pas fermé à l’évolution du langage puisque Daniel-Lesur lui-même "l’a vu évoluer avec intérêt vers le micro-intervalle" dans la musique d’un Maurice Ohana par exemple, un de ses élèves les plus célèbres. On est alors en droit de se demander où est passé cette tradition française dans le paysage musical contemporain (L’Amour de Loin de Kahia Saariaho et son modalisme discret teinté de spectralisme en serait-il une réminiscence ?).

Du reste, Daniel-Lesur, redevable là encore à la tradition française, est un musicien plus sensible "à la poésie, au climat, à l’évocation" qu’à la construction formelle (p. 154). De même, "la coupure entre musique et danse est intervenue progressivement, tout particulièrement dans le monde germanique, plus spécifiquement orienté vers la notion d’architecture, de logique, que vers un esprit de fantaisie d’ordre purement subjectif, donc très fluctuant, chez les français notamment" (p. 157). Enfin, dans le sillage d’un Ravel ou d’un Debussy, il y a chez Daniel-Lesur un privilège apporté au motif ou à la mélodie plus qu’au thème et du même coup, à la répétition plus qu’au développement. "La mélodie est un tout en soi conduisant l’entendement musical d’un début à une fin, et le satisfaisant complètement. Le thème, au contraire, fragmentation, amplification, donne vie aux aspects variés d’un développement" (p. 159).

Quant à l’attrait du compositeur pour la voix et la vocalité, elle est encore une composante de la tradition française qui triomphe dans ses opéras et ses mélodies. Lyrisme retenu, arioso à la française et veine mélodique caractérisent ses productions lyriques et vocales, oscillant entre modèle mozartien et berliozien pour Andréa Del Sarto, impressionnisme et néoromantisme pour Ondine, jansénisme doublé de sensualisme pour La Reine Morte.

Enfin, l’auteur fait une place à part au Cantique des cantiques, qui est sans doute le chef d’œuvre absolu du compositeur, chœur a capella ou l’acte d’oecuménisme voisine avec celui de l’oratorio mendelssohnien.

 

L'homme officiel

En marge des mouvements dominants, homme officiel mais néanmoins discret, proche des artistes et des gens de la scène, Daniel-Lesur fait partie de ces grands artistes qui n'ont pas hésité à sacrifier de leur temps pour la cause administrative des institutions qu'ils défendaient, et qui profitèrent ainsi plus à leur collègues qu'à eux-mêmes. De régisseur artistique de l'Orchestre national pendant la guerre – il migre en 1942 à Nice, sur la côte d'azur, où vivent retirés en zone libre un bon nombre d'intellectuels français, réunis autour de Claude Roy qui sera sans doute le poète qui siéra le mieux à ses mélodies – à la direction de l’Opéra de Paris au début des années 70, c’est toujours le même homme, disponible et proche de ses contemporains. Nommé directeur de la Schola Cantorum de 1957 à 1962, il "modernise" l’institution en douceur et la remet entre les mains universitaires de Jacques Chailley. Puis de manière impromptue, il est affecté à la tête de l’Opéra de Paris, alors en pleine crise financière et sociale, de 1971 à 1973. Il redresse alors la situation de la prestigieuse maison, et prépare ainsi le terrain à Rolf Liebermann et lui mettant à disposition les outils pour mener à bien sa révolution de l’institution, pour le meilleur et pour le pire !

Certes, l’œuvre de Daniel-Lesur est sans doute d’un intérêt mineur mais elle témoigne d’un effort viscéral et d’une tension constante, repris au sein d’une tradition, pour faire jaillir le caractère spécifiquement français de la musique de son pays. On ne peut que souhaiter que les récentes parutions sur le compositeur encouragent les exécutions sonores d’œuvres qui n’ont pour la plupart pas revu le jour depuis leur création. Sans compter celle de son ultime opéra La Reine Morte qui attend toujours, quant à lui, sa création. En dépit de plusieurs coquilles et de nombreuses fautes qui témoignent d’un travail éditorial qui laisse à désirer, l’ouvrage de Christian Tourmel remplit bien sa mission doublement annoncée en introduction de donner "le désir au lecteur de découvrir la richesse et l’humanisme d’une œuvre et de son créateur. Enfin, celle de lui faire percevoir que l’on peut être ancré dans une tradition et demeurer original" (p. 9)