Issu d'un séminaire commun au Centre Georges-Canguilhem et à l'Académie nationale de médecine, La mort de la clinique ? annonce sa "volonté de palier le désagrégement du facteur humain au sein de la clinique moderne". Deux philosophes, cinq médecins, une avocate et une psychanalyste se succèdent pour développer leur vision de cette crise de la médecine moderne. 

C'est une mort annoncée. Dans le cauchemar contemporain du passé qui se meurt, the good old days et ses savoirs, naît à demi-mots une injonction qui prendrait sous une forme lyrique à peu près ces mots-ci : "la clinique se meurt : sauvons la clinique". Paradoxe réel de la médecine moderne qui triomphe toujours plus mais qui n'aurait pas d'avenir à moins de se l'inventer entre le regard extasié vers les pratiques de ses ancêtres et la douce dissolution dans le paradis technique.
"Parler de la mort d'un homme ou d'un concept est toujours un événement grave, même quand elle est suivie d'un point d'interrogation... La simple interrogation pose problème en elle-même"   . De quoi avons-nous peur ?

Issus d'un séminaire commun au Centre Georges-Canguilhem et à l'Académie nationale de médecine, La mort de la clinique ? annonce sa "volonté de palier le désagrégement du facteur humain au sein de la clinique moderne". Deux philosophes, cinq médecins, une avocate et une psychanalyste se succèdent pour développer leur vision de cette crise de la médecine moderne. "Nous nous interrogerons sur les motifs et le sens de ce bouleversement. Comment en tirer le meilleur et en jurer le pire ?"   , annonce Dominique Lecourt, directeur du Centre Georges-Canguilhem.

De la clinique, comme moyen éphémère, et de la possibilité de sa fin

Où se situe-on ? La clinique peut-elle se laisser enterrer ? L'interrogation du titre annonce déjà son scepticisme : soit la clinique se meurt depuis maintenant plus d'un siècle, soit celle-ci a muté continuellement et se réhabilite d'elle-même, au sein des évolutions médicales et scientifiques de son temps. Ce serait donc, à lire cet essai, plus une crise que nous avons à affronter. Aucun des textes ici présents n'a le ton de l'oraison funèbre.

La mort de la clinique ?
n'a pas la prétention de son homologue cyclique, naissance vie et mort, écrit il y a maintenant près de cinquante ans par Michel Foucault. Le philosophe la fit naître, comme rupture et révolution face à l'idée d'un mouvement continue "qui se serait développé plus ou moins régulièrement depuis le jour où le regard, à peine savant, du premier médecin s'est porté de loin sur le corps du premier malade"   . Cette naissance, nous rappelle les auteurs, aurait eu lieu selon Foucault au sein de l'École médicale de Paris lors de l'avènement de la méthode anatomo-clinique, qui donne toute sa mesure au perceptible, à "la mise en visibilité d'une invisibilité". Acceptant la clinique comme fait historique, et par la même envisageant la possibilité de sa fin, il reste à analyser les conditions et les structures qui la menacent.


De la clinique, comme champ de ruines

Pas de posture mortifère donc. Mais tout de même. Les titres des deux premiers chapitres, parlent d'eux même : "Le corps évité ?" et "La fin de la parole". Respectivement écrits par Dominique Lecourt et Didier Sicard, qui n'ont pas l'optimisme naïf dans lequel excellent certains de leurs collègues, ce sont peut-être les deux plus beaux passages du livre.

"La médicalisation de la vie sociale a recouvert de sa chape linguistique restreinte l'expression même du symptôme" analyse Didier Sicard, tant et si bien que "le malade [finit] par perdre toute vérité [...] le 'dit' par la médecine remplace le 'su' du corps"   . De la volonté annoncée et communément acceptée de faire entrer l'éducation à la santé et le soin du corps dans la vie de tous les citoyens, s'est initié un processus parallèle : la perception de soi a été totalement absorbée par la science médicale, ses codes et son langage, dépossédant hommes et femmes du statut d'expert de leur propre corps qui leur est dû, émiettant leurs mots et niant leur réel. Ainsi, la clinique est passée d'un art de la traduction à une technique de la perception. Et dans ce paradoxe, se désagrège.

Dominique Lecourt insiste également sur le danger qu'il y aurait à ne pas réhabiliter la parole du médecin et du patient, à renoncer à cette fonction d'exégète. "Le médecin est un exégète avant d'être un réparateur"   . La clinique, dans sa définition réduite à un lieu d'affrontement entre celui qui souffre et celui qui le soigne, s'ampute elle-même de son facteur humain. C'est donc bien le rôle du médecin qui est en crise ; crise en laquelle Guy Vallancien pense pouvoir trouver le remède, l'antidote par le poison, dans une sorte de vision souriante à l'homéopathisme, soigner le mal par le mal, tout-puissant : "situation absurde, alors que les mêmes techniques créent en réalité les moyens d'une médecine de la personne"   . La guerre en cours ne semble pas si facilement pacifiable.

Guy Vallancien développe sa vision du monde médical à venir, construisant un système basé sur la média-médecine, vaste champ de pratique qui va du stéthoscope qui sépare le corps du malade et le corps du médecin, jusqu'à l'euphorie difficilement saisissable de cette ablation de la vésicule biliaire : "l'opérée était à Strasbourg et le chirurgien à New York !". Ainsi il s'agirait à terme de diviser le corps médical en deux : les assistants médicaux chargés de toutes les tâches techniques et les médecins comme présence constante aux côtés du patient et expert en relations humaines "[tendant] au retour à l'essentiel médical débarrassé des oripeaux scientifiques"   . Situation comparable à nos crises de modernes : face à la destruction du corps social, on n'attend plus que l'expertise d'hypothétiques spécialistes de l'humain, devenu champ de connaissance distinct.


De la tension entre l'individu et le collectif

Ainsi que  le note Lecourt, la naissance de la clinique comme science de l'individuel est contemporaine de l'avènement de l'épidémiologie et de la biostatistique qui ont rendu possible le concept de santé publique. De cet écart, entre médecine individuelle et collective, qui tendrait dangereusement au rétrécissement, et de la socialisation du corps se créent, comme le soulignera Jean-François Braunstein en citant Foucault, les moyens d'une "rationalisation de la société" et de la médecine devenue "instance de contrôle social"   . A qui appartient le corps ?

Et c'est là toute la problématique posée par le règne moderne de l'evidence-based medecine (médecine fondée sur des preuves) dans laquelle s'affrontent les méthodologistes et les praticiens. Dans la Revue du praticien du 20 janvier 2010, Jean-Michel Chabot, évoquant ce conflit, rapportait la critique des seconds aux premiers : "Tous [les praticiens] se rejoignent pour constater que si les guidelines sont désormais evidence-based, elles ne sont pas suffisamment practice-based." Infaillibilité de la méthodologie contre variabilité de la clinique ?

Comment cette dernière peut-elle survivre, alors que la loi des grands nombres, les séries statistiques et les guidelines (recommandations) limitent le rôle et l'initiative du clinicien ? La décontextualisation toujours plus grande du malade doublée du poids des "bonnes pratiques" transforment le soignant en technicien plus ou moins informé, le patient en donnée moyenne de la courbe de répartition. Au sein de cette perspective, la clinique dans sa subjectivité douteuse n'est plus qu'irrationalité et réfractaire à "l'objectivisme nosologique"   des données de l'evidence-based medecine : elle s'oppose au progrès. Difficile d'imaginer que des comités d'éthique, ces "lieux de palabres" écrivait François Dagognet dans le numéro de novembre 1988 de la revue Esprit, puissent rétablir un certain équilibre.


De cette polyphonie, difficile de penser les petites provocations d'un Guy Vallancien dansant joyeusement sur les décombres tout comme les textes de Monique David-Ménard et Daniel Widlöcher (respectivement, psychanalyste et psychiatre) tant ces disciplines, par leur éminente singularité, ne semblent pas rentrer dans le débat.

Les pistes ne manquent pas et la possibilité d'une "refondation de la clinique", ainsi que s'y attèle Alain-Charles Masquelet   , semble bien réelle. Dans le tremblement des corps, dans les souffles, les fièvres et la souffrance inexprimable l'humain garde en soi toutes les forces et les faiblesses qui peuvent le sauver de sa dissolution et du règne de la technique. L'homme malade ne cessera d'interpeller son prochain. Aussi fort que les médecins pourraient être tentés de les ignorer, aussi violente sera la tension du face à face, entre le soignant et celui qui souffre