Un colloque réuni à Montréal en 2006 présente une riche synthèse de la place qu'occupe la religion dans la musique des années vingt et trente et au-delà.

Fruit d'un colloque international qui s'est tenu à Montréal au printemps 2006, ce livre porte un titre qui est comme un vêtement à la fois trop large et trop serré pour lui. Son cadre chronologique dépasse l'entre-deux-guerres : il commence en effet au début du vingtième siècle et, avec Messiaen notamment, va bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, comme le titre ne l'indique pas, le cadre est essentiellement francophone, et même une partie seulement de l'Occident francophone –  France et Québec. Cet éclairage particulier n'est pas sans intérêt, au contraire – il fait même l'originalité du volume, dont quatorze des vingt-six contributeurs sont canadiens. Mais deux seulement sont historiens d'art et, comme le souligne pertinemment l'un d'eux, Nicole Dubreuil, il est beaucoup question de musique dans ce livre mais d'art, au fond, très peu.

La communication de cette dernière explique fort bien pourquoi : dans le "grand récit de l'art moderne" qui occupe une telle importance dans l'histoire culturelle du vingtième siècle, la religion occupe, quant à elle, une place marginale. Ôtons à Matisse la chapelle du Rosaire à Vence, à Barnett Newman le Chemin de Croix, ils restent Matisse et Newman. Et ne parlons pas de Picasso, de Giacometti ou de Duchamp. En fait, le seul artiste moderne qui soit vraiment étudié du point de vue de la problématique du livre est Maurice Denis (1870-1943), à qui ne sont consacrés pas moins de trois chapitres. "Peintre mélomane", comme le définit Delphine Grivel, il a été très lié au groupe de la Schola cantorum et notamment à Vincent d'Indy. Les relations entre Denis et d'Indy font l'objet d'une étude particulièrement intéressante de Steven Huebner, qui rappelle l'influence exercée par d'Indy sur la conception des quatre grands panneaux constituant la décoration du plafond du Théâtre des Champs-Élysées, réalisé par Denis en 1911-1912, et dont le sujet est l'histoire de la musique et de la danse. La réalisation finale s'écarte d'ailleurs quelque peu du canon d'Indyste, le comité consultatif ayant plaidé pour l'inclusion de quelques-unes des bêtes noires de d'Indy (Offenbach, Massenet, Debussy, et jusqu'à la Louise de Charpentier) – mais ne se souciant guère, comme le souligne plaisamment Steven Huebner, de l'exclusion de Verdi, la musique italienne s'arrêtant, pour d'Indy, à Monteverdi. Quelques années plus tard, c'est Denis qui réalise les décors de La Légende de saint Christophe de d'Indy, "drame anti-juif" (c'est la propre expression de d'Indy), créé à l'Opéra de Paris en 1920. Les Ateliers d'art sacré fondés en 1919 par Denis et Georges Desvallières peuvent être vus comme une tentative d'établir un équivalent pictural de la Schola cantorum, même si leur échec (comme le souligne Fabienne Stahl, qui en rappelle ici la genèse, "aucun artiste de premier ordre n'est sorti de cette académie d'art religieux") confirme la faible place que tient la religion dans l'histoire de l'art occidental du vingtième siècle.

Il n'en est évidemment pas de même de la musique, domaine où l'on peut dire que la Première Guerre mondiale a effectivement représenté une rupture. En France en tout cas, d'Indy mis à part, peu de compositeurs marquants de la période d'avant-guerre, que ce soit Debussy, Ravel, Massenet, Roussel, Charpentier ou Chausson, se définissaient comme religieux, même ceux qui, comme Saint-Saëns, ont écrit de la musique religieuse. Et il est significatif que la contribution la plus célèbre d'un compositeur français d'alors à la liturgie – le Requiem de Fauré (1888) – ait été écrit par un musicien qui ne faisait pas mystère de son agnosticisme   . Or il n'en est pas de même des compositeurs qui viennent à maturité après 1918. Darius Milhaud, auquel Marie-Noëlle Lavoie consacre ici un chapitre, se proclame Juif, et Juif religieux. Moins personnellement religieux, certes, Honegger, Suisse calviniste, atteint à la célébrité avec l'oratorio biblique Le Roi David (1921) et compose ensuite un oratorio-opéra sur un autre sujet biblique, Judith (1925-1927) avant de collaborer avec Claudel avec Jeanne au bûcher (1938), œuvre dont il est naturellement beaucoup question dans ce volume : tandis que Pascal Lécroart expose la théorie claudélienne (le mot n'est pas trop fort) de l'oratorio, Audrey Descheneaux et Barbara Kelly évoquent les ambiguïtés politiques d'un ouvrage centré sur une héroïne nationale particulièrement prisée des milieux nationalistes de la fin des années trente. Moins connu, le "ballet biblique" d'Honegger, Le Cantique des cantiques, commande de Serge Lifar pour l'Opéra de Paris, fait l'objet d'une étude détaillée par Jacinthe Harbec. On pourra regretter l'absence d'une communication sur Poulenc, dont le retour à la religion, en 1936, est pourtant dûment mentionné, comme le sont ceux de Stravinsky à l'orthodoxie (en 1926) et de Schoenberg au judaïsme (en 1933).

De Stravinsky, il est notamment question dans l'intéressant chapitre de Valérie Dufour sur Arthur Lourié (1891-1966 – ses dates sont accidentellement omises dans le livre), compositeur russe émigré en France, Juif converti, proche aussi bien de Stravinsky que de Maritain, et dont le manifeste de 1928, "Neogothic and Neoclassic", prend parti pour Stravinsky contre Schoenberg. Autre compositeur étudié ici, André Caplet (1875-1925), lié à Debussy avant la guerre, signe en 1923 Le Miroir de Jésus, sur un texte d'Henri Ghéon. Sylvain Caron, co-responsable scientifique du volume avec Michel Duchesneau, étudie cette cantate de Caplet du point de vue du rapport avec Maritain et Dominique Escande de celui avec la peinture italienne du Quattrocento   . Les organistes constituent une catégorie à part, dominée au cours de la période par Charles Tournemire (1870-1939), sujet de la communication de Marie-Louise Langlais, veuve de Jean Langlais, successeur de Tournemire à Sainte-Clotilde de 1945 à 1987, et de celle de Cécile Auzolle, spécialiste de Daniel-Lesur ; ce dernier fut en effet proche de Tournemire dans sa jeunesse et, déçu d'être écarté de sa succession en 1939, abandonnera la carrière d'organiste.

On voit que la question du rapport à la religion d'un certain nombre de compositeurs de l'entre-deux-guerres est richement traitée dans le livre. Mais il ne pouvait pas ne pas aborder non plus celle de la place de la musique dans la liturgie. La liturgie est envisagée ici du seul point de vue de l'Église catholique. Cette unicité, qu'on pourrait interpréter comme un déséquilibre, s'explique par le contexte québécois du colloque. Comme le rappelle Jean Boivin, sans utiliser les termes dont nous allons nous servir (il plaide même, sans convaincre, pour une interprétation plus nuancée   ), la communauté francophone de la Province a vécu pendant plusieurs siècles sous l'emprise d'un catholicisme intransigeant, réactionnaire, répressif, n'admettant ni diversité ni contestation, jusqu'à ce que la "révolution tranquille" des années 1960 ne mette fin à ce monolithisme idéologique dont par bonheur il n'existe plus grand-chose. Mais il est rappelé, par exemple, que Paul-Émile Borduas (1905-1960), grande figure de l'expressionnisme abstrait canadien, qui avait fait ses armes chez nul autre que Maurice Denis à la fin des années vingt, a payé de l'exil sa participation au fameux manifeste Refus global en 1948. Il va de soi que dans une société à ce point dominée par l'Église, la musique religieuse n'était pas une question d'importance secondaire. Dans des chapitres qui ne sont nullement parmi les moins intéressants du livre, Gilles Routhier et le père Michel Steinmetz rappellent que c'est Pie X, farouchement anti-moderne, qui dans son "motu proprio" Tra le sollecitudini de 1903   prônait officiellement le retour à l'utilisation liturgique du chant grégorien. Deux études de cas illustrent l'application de cette instruction dans le Québec de l'entre-deux-guerres.

Et Messiaen ? S'il y a un nom qui illustre mieux que tout autre la thématique du volume, c'est bien le sien. Messiaen a d'ailleurs eu des disciples québecois, comme Françoise Aubut (contemporaine de Boulez dans sa classe) et Roger Matton ; dans le dernier chapitre du volume, Jean Boivin contraste cet enseignement, résolument moderniste, de celui de Nadia Boulanger, autre personnalité très religieuse, mais pédagogue plus classique. Robert Fallon analyse ce qu'il appelle la "spiritualité gothique" du compositeur en la rapprochant du néoplatonisme du pseudo-Denys, tandis que Radosveta Bruzaud examine le rôle que l'épigraphe – citation biblique notamment – tient chez Messiaen, rôle certes ambigu, comme l'auteur le souligne, puisque ces épigraphes visent à contrôler la juste perception que Messiaen entend susciter chez l'auditeur, le caractère religieux du message musical n'étant pas garanti sans le support des mots. Cette volonté de contrôle, on la retrouve sur le plan biographique : Yves Balmer "déconstruit" ainsi deux citations célèbres de Messiaen ("Je suis né croyant... " ; "il est vrai que mes parents n'étaient pas croyants") pour en conclure qu'elles ne sont vraies ni l'une ni l'autre, le père de Messiaen ayant abondamment donné des preuves d'un catholicisme militant teinté d'ailleurs de nationalisme et même d'une pointe d'antisémitisme. Faut-il voir dans ce rejet du père, comme le suggère Balmer, la trace d'un secret familial jalousement gardé ? Quoi qu'il en soit, la place de Messiaen dans ce survol des rapports entre musique et religion est des plus paradoxales, car tout en plaçant la religion au centre de son œuvre, Messiaen s'est bien gardé de contribuer au renouveau de la musique religieuse prôné par Pie X. Non seulement, chez lui, la musique n'est pas au service de la religion, mais on finirait presque par se demander si ce n'est pas l'inverse