Un livre d'un jeune historien américain qui tente de revoir l'interprétation du courant antitotalitaire de la gauche française.

Le livre de Michael Scott Christofferson, issu d’une thèse de doctorat supervisée par l’historien américain Robert Paxton, tente de déconstruire l’idée que la gauche intellectuelle française aurait peu à peu abandonné ses tendances totalitaires les plus dangereuses en redécouvrant la tradition du libéralisme politique. Pour Chistofferson, la majeure partie des études sur le sujet   , n’ont fait que renforcer cette idée sans remettre en cause l’hégémonie intellectuelle des "antitotalitaires", cette génération de penseurs profondément déçus par le marxisme et hantés par son spectre. Cette unanimité d’interprétation du moment antitotalitaire s’appuierait abusivement sur les révélations supposées de L’Archipel du Goulag (1973) d’Alexandre Soljenitsyne pour légitimer l’idée que la majorité de l’intelligentsia française, assoupie jusque-là dans ses rêves totalitaires, se serait subitement réveillée en comprenant la nature véritable du marxisme au sortir des années 1970. De plus, cette analyse galvauderait l’usage du terme même de totalitarisme. C’est un des points de départ de l’analyse de Michael Christofferson : le concept de totalitarisme serait inapplicable pour comprendre à la fois les régimes nazi et soviétique ; ceux-ci différeraient bien plus qu’ils ne se ressembleraient   . L’entreprise antitotalitaire aurait réussi en France pour deux raisons essentielles : contrairement aux Etats-Unis, à l’Italie et à l’Allemagne, la France était mieux disposée à rejeter une idéologie qu’elle avait trop embrassée. L’écart irrémédiable apparu entre un gauchisme diffus parmi l’intelligentsia et des partis de gauche progressant vers le pouvoir aurait alimenté la fureur critique du premier contre le "réalisme" des seconds   . Michael Christofferson refuse donc de souscrire à cette dialectique de l’aveuglement innocent et de la lucidité forcée. D’une part, l’engagement communiste ne saurait se réduire à un égarement collectif dans une passion démesurée et désincarnée : l’antifascisme a, par exemple, conduit nombre de trajectoires individuelles vers le communisme. L’antitotalitarisme n’est, en outre, pas réductible à un moment où se serait opérée une prise de conscience brutale et où, tout à coup, ceux qui avaient tant lutté pour défendre l’idéal du socialisme réel auraient "changé de camp" pour dénoncer avec violence les crimes du communisme...


Révolution dans la révolution

L’historien américain tente de montrer l’impact décisif qu’eut la proximité des intellectuels de gauche avec les partis politiques, et notamment le PCF, sur les débats autour du totalitarisme. Il passe en revue les moments historiques clés- l'insurrection de Budapest de 1956, la crise de mai 1958, la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam- qui secouèrent l’idéal communiste au point de lui faire perdre ses meilleurs défenseurs. Il voit dans l’incapacité des partis de gauche à empêcher le déclenchement de la guerre d’Algérie ou, plus tard, à résister à l’autoritarisme du Général de Gaulle, les raisons majeures de l’autonomisation progressive des milieux intellectuels. Il reconnaît d’ailleurs volontiers l’importance de ces événements dans la montée d’une défiance vis-à-vis de la gauche traditionnelle et d’une critique de son universalisme, y compris dans les journaux influents de l’époque. Il refuse néanmoins de voir dans le tiers-mondisme - entendu comme le soutien aux mouvements de libération nationale du Sud dans l’espoir qu’ils enclenchent une transformation socialiste susceptible d’atteindre la France- le résultat de la désaffection à l’égard du communisme. Le tiers-mondisme virulent des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre serait resté bien isolé face aux intellectuels également rompus à l’anticolonialisme comme Jean-Marie Domenach, Jean Daniel ou Cornélius Castoriadis, car ces derniers refusèrent de lier la révolution au mouvement anti-guerre. Christofferson laisse entendre par là que les intellectuels comme Sartre qui soutinrent les mouvements tiers-mondistes et ceux qui restèrent solidaires du communisme traditionnel avaient objectivement une sensibilité commune qui les isolaient des antitotalitaires. Le clivage se jouait alors dans la conception de la transformation sociale souhaitable en France, et non dans la projection d’utopies françaises sur des luttes du Tiers-Monde. La critique du totalitarisme aurait d’abord été nourrie par le souci d’adapter la société française à la modernité et non par la désillusion vis-à-vis des différents mouvements révolutionnaires de l’époque   . Ce n’est qu’en Mai 1968 qu’un projet révolutionnaire cohérent, débarrassé de toute idéologie marxiste-léniniste- c’est-à-dire de la foi en un parti d’avant-garde censé entraîner le peuple dans son sillage- aurait émergé, au détriment du PCF. 1968 est une date clé dans le raisonnement de Christofferson puisqu’elle marque à ses yeux le moment où les théories révolutionnaires ne se forgèrent plus à partir de la position communiste orthodoxe, mais en marge et contre lui.

La passion de la dissidence


Michael Christofferson accorde une place majeure à la montée des mass media dans la critique du communisme. Une revue comme Esprit et un journal comme le Nouvel Observateur, que l’historien a abondamment utilisé comme sources de première main, sont décrits comme les symboles d’un tel phénomène. Ce dernier aurait d’autant plus favorisé l’idéal de la démocratie directe et de l’autogestion qu’il aurait permis à des clercs d’entrer en contact direct avec la population à travers les médias, sans passer par les voies classiques de l’université républicaine. La convergence entre cet accès plus grand aux mass media et la critique de la bureaucratie issue de Mai 1968 aurait préparé les conditions de la dissolution de l’idéal communiste. Pour Christofferson, le glissement progressif d’une grande partie des intellectuels, dont Jean-Paul Sartre, Michel Foucault et Gilles Deleuze, vers le gauchisme s’explique par un refus commun de la représentation. Son analyse de l’histoire de la Gauche prolétarienne (GP) reprend d’ailleurs une antienne de l’analyse marxiste classique du gauchisme en soulignant l’approche morale qui inspira leur soutien à des luttes marginales   au détriment de la loyauté à la classe ouvrière   . Qui plus est, c’est ce refus d’une relation hiérarchisée et médiatisée avec le peuple qui expliquerait le renoncement au terrorisme et le recours à l’injonction selon laquelle on ne décide pas à la place du peuple du moment auquel il faut commencer à "exterminer l’ennemi de classe"   .

L’alliance objective entre dissidents marxistes et critiques gauchistes du pouvoir, soit entre Claude Lefort   et André Glucksmann   pour reprendre l’analogie de l’auteur   , se serait donc esquissée à partir de la métaphore du Goulag, perçue comme l’aboutissement ultime de l’utopie d’une société unifiée et indifférenciée. En ce sens, Christofferson pense que L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne n’aurait pas servi de révélateur mais seulement de prétexte rétrospectif à la tentative des "nouveaux philosophes" de mettre à bas le marxisme dès 1977. On peut difficilement méconnaître en effet que l’obsession du Goulag et la paranoïa vis-à-vis de l’expansion de l’URSS ont alimenté bien des jugements erronés dans une grande partie de la gauche, au tournant des années 1970 et 1980. De là à conclure que la critique du totalitarisme et la rupture de l’Union de la gauche relevaient d’une même et unique stratégie, il n’y a qu’un pas, que Christofferson franchit sans hésiter : "la référence à Soljenitsyne … permet aux intellectuels français d’identifier leur stratégie antitotalitaire à un combat universel." Le recours au combat du romancier russe aurait donc permis de discréditer tout sceptique comme complice du totalitarisme soviétique. Et puisque le PCF déclencha de vives attaques dès 1974 contre L’Archipel du Goulag, il devint rapidement la bête noire de l’intelligentsia de gauche   .
Tout ce débat s’est développé alors que le Programme commun de la gauche avait été établi en juin 1972 et que François Mitterrand avait construit la stratégie de l’Union de la gauche. Pour l’auteur, l’antitotalitarisme fut progressivement instrumentalisé au cours des années 1970 pour devenir une composante de la joute entre partisans de l’Union de la gauche dans sa version mitterrandienne   et autogestionnaires radicaux   . Plus l’Union durait   , plus les organes de presse s’en éloignaient : Libération, puis Esprit, puis Le Nouvel Observateur, et enfin la revue Faire de Pierre Rosanvallon.
Que restait-t-il dès lors aux intellectuels de gauche délaissés par des partis encore figés dans le centralisme démocratique ? Le combat pour les droits de l’homme et les dissidents du régime soviétique ! En ce sens, la "nouvelle philosophie" (qui prit forme en mai 1977 autour des figures de Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et Guy Lardreau) aurait été le résultat de l’intensification des débats autour du Programme commun alors que les élections législatives de 1978 approchaient. En plaçant la rhétorique de la dissidence et des droits de l’homme au centre de la scène politique et intellectuelle, les « nouveaux philosophes » forçaient la gauche à redéfinir son identité à partir de ces questions   . Elle fut effectivement pour beaucoup dans l’échec des négociations entre le PS et le PCF en septembre 1977 alors que la gauche unie avait massivement remporté les municipales du mois de mars précédent. Les "nouveaux philosophes" réussirent par la même occasion, et pour un temps, à rallier à leurs positions les maoïstes de Tel Quel ou même Michel Foucault.

Fureter avec le passé d’une illusion


La "nouvelle philosophie" put donc déployer ses thèses avec autant de facilité dans les médias et recueillir une forme de consécration intellectuelle parce qu’elle était symptomatique d’une crise idéologique profonde, au moment où l’antitotalitarisme atteignait son apogée. Pour l’auteur, cette "pensée antitotalitaire" se fit ensuite pathogène, quand la tradition jacobine française fut attaquée de toutes parts dans les années 1980   . Michael Christofferson consacre un chapitre entier à critiquer le succès de l’entreprise historique de François Furet : l’historien de la Révolution française tenta en effet d’établir une parenté "nécessaire" entre le jacobinisme et le bolchévisme. Son interprétation, qui remettait en cause l’historiographie marxiste et l’idée selon laquelle la Révolution n’était que bourgeoise, aurait ainsi été excessivement inspirée d’un parcours qui le conduisit du stalinisme – dans les années 1950 – au libéralisme politique – dans les années 1980. Une audacieuse "manoeuvre politique" lui aurait permis d’introduire l’historiographie dans l’histoire, et l’interprétation politique dans l’interprétation de 1789   . Le livre de François Furet, Penser la Révolution française (1978), est ainsi réduit par Christofferson à "une déclaration programmatique et [à] une provocation"   . L’ancien militant communiste aurait pu y attaquer les travaux des historiens marxistes Alphonse Aulard et Albert Mathiez grâce au "climat de suspicion qui régnait alors contre les intellectuels communistes   ". Furet se serait en réalité tellement éloigné de l’antifascisme de sa jeunesse qu’il n’aurait plus eu de scrupules à puiser dans la tradition contre-révolutionnaire. Cette "charge" contre François Furet conduit Christofferson à endosser une théorie bien connue, selon laquelle une entreprise intellectuelle de grande ampleur aurait cherché, dans les années 1980, à écraser définitivement les idées communistes pour mieux installer et consacrer l’hégémonie intellectuelle du libéralisme   .


L’illusion perdue

Si ce parti pris laisse perplexe, c’est que l’auteur a une conception de l’intellectuel qui fausse son raisonnement. Dans sa perspective, les intellectuels font de la politique en défendant un corpus d’idées susceptible de dévaloriser les thèses en cours dans le débat politique classique. Dès lors qu’un concept comme le totalitarisme aurait été instrumentalisé par des intellectuels désireux de jeter l’opprobre sur le marxisme, ses contempteurs deviendraient des acteurs pleinement engagés de la vie politique. Cette définition de l’intellectuel est somme toute modeste car elle refuse de reconnaître aux détenteurs du savoir une position d’autorité définitive, qui les autoriserait à débattre de leurs idées au-dessus de la mêlée politicienne. La difficulté de la traduction de l’expression "intellectual politics   " employée par Christofferson à maintes reprises dans le texte original trahit précisément un point de vue qui refuse d’installer des intellectuels dans la position commode du choix entre engagement et isolement. On comprend ainsi le sens du titre surprenant de ce livre, Les Intellectuels contre la gauche : les intellectuels antitotalitaires se seraient retournés contre la gauche en préservant leur esprit critique vis-à-vis d’elle.

L’auteur finit ainsi de réécrire l’histoire des intellectuels de gauche qu’il regrette de ne plus lire chez ses contemporains. La boucle est bouclée. Et le tropisme marxiste-léniniste largement avoué. Cette manière subtile de redessiner à contretemps l’histoire des idées post-1968 donne le sentiment d’une grande nostalgie de l’époque où le marxisme dominait l’intelligentsia française. Christofferson semble se prévaloir de son regard d’historien étranger capable de mesurer objectivement les particularités françaises. Il y a dans cette approche quelque chose du mot de Racine dans sa préface à Bajazet, selon lequel "l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps". L'historien du temps présent peut-il néanmoins substituer un certain décentrement géographique à la distance des années ? On referme ce livre en pensant au contraire qu'il s'encombre ainsi de la naïveté propre aux acteurs immergés dans une histoire déjà vieille de trente ans