Vingt figures majeures de l’architecture internationale proposent des nouveaux modèles urbains pour construire la métropole durable du XXIe siècle. Un ouvrage stimulant à l’heure du "Grand Paris".

A l’heure du “Grand Paris”, où la région capitale, comme beaucoup de grandes métropoles mondiales, réinterroge son modèle territorial face à des échelles démesurées (l’hyper-extension urbaine, la fameuse “grande échelle”) et à des enjeux exacerbés (une compétition internationale toujours plus relevée, des disparités sociales considérables et des contraintes environnementales de plus en plus pressantes), cet ouvrage dirigé par Frédéric Migayrou, directeur adjoint du Centre Pompidou, met en lumière les modèles architecturaux et urbains émergents, questionne le rôle de l’architecte dans la métropole du XXIe siècle et apporte une contribution intéressante au débat brûlant sur l’avenir de la métropole parisienne.  

L’enjeu capital(es) – Les métropoles de la grande échelle est le fruit d’un colloque international organisé en octobre 2009 par le Centre Pompidou à Paris, et qui a réuni vingt figures majeures de l’architecture contemporaine (Andrea Branzi, Peter Eisenman, Rem Koolhaas, Kengo Kuma, Thom Mayne, Dominique Perrault…), de générations et d’approches critiques variées. L’ouvrage, grand réceptacle des convictions architecturales contemporaines, nous livre le regard que le milieu architectural international porte sur les métropoles d’aujourd’hui et de demain. Initié par le Ministère de la Culture dans le cadre des “Rendez-vous du Grand Paris”, ce colloque avait pour objectif d’alimenter et d’enrichir les réflexions actuelles sur le projet du “Grand Paris”, via une démarche internationale, intellectuelle et prospective, dans les pas de la consultation internationale de recherche et développement des 10 équipes d’architectes du “grand pari(s) de l’agglomération parisienne”. L’ouvrage rassemble des textes courts écrits par les architectes. Brassant des problématiques très larges et juxtaposant parfois textes d’analyse critique et présentations de projets urbains concrets sans théorisation, il n’échappe pas à un “effet kaléidoscope”. On peut regretter à cet égard l’absence de conclusion générale, exercice certes délicat devant la diversité des contributions, mais d’autant plus nécessaire. Mais L’enjeu capital(es) stimule la réflexion par le bouillonnement d’idées et de concepts nouveaux qu’il propose pour agir sur la métropole.

La ligne directrice de l’ouvrage est la question du modèle : quel modèle urbain pour la métropole de demain ? Face à la grande échelle et au défi écologique, il s’agit de réaffirmer la position centrale de l’architecte dans la construction et l’essence des métropoles et de redonner une direction aux villes, par la réinvention de modèles architecturaux et urbains. L’architecte italien Andrea Branzi notamment cherche à fonder un “nouveau modèle de ville”, et plaide même pour une “nouvelle charte d’Athènes écologique”. Que nous disent donc ces architectes reconnus et prestigieux, ces “prescripteurs de modèles” ? Des lignes de consensus apparaissent, mais aussi une controverse majeure, qui ne manque pas d’interroger la logique du projet gouvernemental du “Grand Paris”. 

Les architectes partagent assez largement un effroi devant le développement tentaculaire et incontrôlé, l’illisibilité et l’inhumanité des grandes métropoles. Hernan Diaz Alonso parle ainsi de “métropole-monstre”. Face à ces métropoles sans limites et opaques, l’architecture apparaît en perte d’identité et de référents, et en quête de sens. De nombreux architectes (James Wines, Neven Sidor, Vittorio Gregotti, Pier Vittorio Aureli, Luca Galofaro) critiquent l’architecture universalisante et grandiloquente produite par la globalisation financière, le primat de l’image et de l’enveloppe sur l’idée et le contenu du projet. “La globalisation a neutralisé l’efficacité du langage architectural, reléguant l’iconique et le symbolique à des techniques de communication”   écrit Alejandro Zaera-Polo.

Face à la “métropole-monstre” et pour redonner un sens à l’architecture, un courant de pensée inspiré par les métabolistes japonais émerge puissamment : le courant morphogénétique. Par opposition à la pensée fonctionnaliste, cette approche est systémique, interactive, souple et sensible. Il s’agit de penser la ville comme un corps vivant (et non plus comme une machine) en mutation perpétuelle, et le projet urbain comme une prothèse (Ken Yeang), une greffe ou une hybridation (Sako Architects), intégrées à un système et un espace vivants. Certains architectes comme Theo Spyropoulos et Yusuke Obuchi prônent même le “biomimétisme” : aménager l’espace urbain en imitant et reproduisant le fonctionnement de la nature. Le recyclage et l’utilisation des ressources naturelles pourraient par exemple s’inspirer de la photosynthèse, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Si le courant de pensée morphogénétique s’affirme pour penser la métropole du XXIe siècle, un clivage fort apparaît entre deux voies possibles pour la façonner, entre deux conceptions de l’urbanisme durable. 

D’une part se dresse le modèle de la nouvelle utopie, de la ville nouvelle écologique. L’ouvrage présente de nombreux projets d’ "éco-cités" : Dongtan (500 000 habitants attendus en 2050) en Chine par ARUP, Masdar City aux Emirats Arabes Unis par Norman Foster, l’île de Zira en Azerbaïdjan par Bjarke Ingels Group, Elliptic City dans les Caraïbes par Bernard Tschumi, ou encore Brandevoort aux Pays-Bas par Rob Krier et Christoph Kohl. Chacun de ces projets prétend incarner le modèle type de la ville durable : autonome énergétiquement, exemplaire pour le recyclage des déchets et le traitement de l’eau, et façonnée pour la marche et le vélo. Si cette voie peut mener à certaines innovations architecturales, elle s’apparente aussi à une impasse : la ville durable est ici pensée dans une logique de vitrine et se résume à un objet extraordinaire, qui se façonne ex nihilo, à côté de la ville existante. Ce faisant, cette approche se détourne du défi environnemental central : la transformation écologique de l’ensemble des territoires déjà urbanisés.

D’autre part émerge une voie moins spectaculaire mais sans doute plus pertinente : construire la ville durable à partir des espaces urbains existants, en les transformant et les renouvelant. Andrea Branzi, partisan de "mini-transformations du tissu urbain existant", écrit : “Il faut pénétrer dans les économies domestiques et les interstices de la vie quotidienne”   . James Wines loue la sobriété comme source de créativité architecturale. Dans une vision globale de la métropole, cette approche ne nie pas le symbolique et l’extraordinaire, mais accorde une attention centrale à l’ordinaire. Elle fait de la mutation de l’ordinaire, de l’ensemble du territoire urbain, de chaque quartier, la clef de la révolution écologique. La ville durable se construit ici pleinement dans la ville : Eric Owen Moss Architects repense la métropole de Los Angeles par l’intensification et l’hybridation urbaine (ponts habités, “hôtels barrage”, agrégats de tours), tandis que Nigel Coates explore les potentialités de Londres à travers une “archéologie de l’ordinaire” (des objets du quotidien sortis de leur contexte sont transplantés dans l’espace urbain) et Luca Galofaro prône la “re-croissance” de l’espace urbain central à Rome.

L’enjeu capital(es) interroge ainsi directement le rôle de l’architecte dans l’aménagement du “Grand Paris”, et plus largement dans la métropole du XXIe siècle : démiurge créateur de nouvelles utopies urbaines ex nihilo, projets phares extraordinaires, ou maître d’œuvre d’une transformation écologique globale de la ville existante pour l’ensemble des citadins ? Cette opposition entre un développement ex nihilo ou dans la continuité peut se lire comme une reformulation, à l’heure du développement durable, de controverses anciennes entre architectes