Une somme qui, tout en dressant le passionnant portrait d’un des héros du nationalisme et de l’indépendance arabes, retrace l’histoire du Moyen-Orient de la fin du 19ème siècle aux années 1950.

On ne compte plus les ouvrages qui ont été consacrés à l’histoire du Moyen-Orient, au nationalisme arabe ou aux grandes figures de ce courant politique complexe. Le livre de Patrick Seale pourrait à juste titre trouver une place à part parmi eux. En effet, La lutte pour l’indépendance arabe. Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne est bien plus que la simple biographie d’un personnage qui a marqué l’histoire du Liban contemporain. C’est une fresque qui retrace toute l’évolution du Moyen-Orient, depuis la période de déclin de l’empire ottoman sous le sultanat d’Abdülhamid, jusqu’à la création d’Israël et à la première guerre israélo-arabe de 1948, en passant par l’émergence des Jeunes Turcs ou encore par la rivalité franco-anglaise au Levant. L’œuvre de Patrick Seale peut quasiment se consulter comme un dictionnaire qui rassemblerait presque toutes les informations nécessaires à la compréhension de l’histoire de cet espace du monde depuis plus d’un siècle.

Une fresque du Moyent-Orient contemporain

Les lecteurs y trouveront  par exemple des passages fort bien documentés sur l’administration et la société ottomanes avant la chute de "l’homme malade" de l’Europe, sur la conception des mandats au Moyen-Orient selon la SDN et sur le rôle que la France et la Grande-Bretagne y jouèrent, ou encore sur la politique du Général de Gaulle au Moyen-Orient à partir de 1940.
En outre, pour bâtir cette œuvre considérable, Patrick Seale, journaliste de formation, s’est appuyé sur une documentation tout aussi importante : les archives britanniques du Foreign Office ainsi que les archives françaises, ottomanes, libanaises et syriennes entre autres, ont été méticuleusement consultées. Mais l’auteur a diversifié sa documentation et s’est fondé sur des récits et mémoires d’hommes d’Etat d’Orient et d’Occident, mais également sur de nombreux entretiens avec des témoins de l’époque ainsi qu’avec la famille et les proches de Riad el-Solh. Beaucoup de sources émanant de fonds privés sont donc indiquées dans la bibliographie et les amateurs de photographies anciennes seront sans doute heureux de voir que l’histoire de l’empire ottoman et du Liban est aussi esquissée à travers une série de portraits d’hommes politiques ou de familiers de Riad el-Solh.

Enfin, dans La lutte pour l’indépendance arabe. Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne, Patrick Seale a ressuscité bien plus qu’un seul personnage à l’importance certes capitale : d’une façon assez nouvelle, il observe que le nationalisme arabe est plus diversifié qu’on ne le dit fréquemment, et que chacun de ses grands leaders a développé une pensée politique originale. En outre, et c’est ce qui constitue le caractère inédit de l’ouvrage, il démontre qu’a existé une sorte de "concertation" entre les grands chantres des indépendances arabes, qui a conduit à un processus d’inspirations et d’influences réciproques entre les différents courants nationalistes. L’auteur fournit ainsi des explications sur les contacts qui s’établirent à la fin de l’empire ottoman, à l’époque de la Nadha   , puis ensuite durant la Révolution Jeunes Turcs – à partir de 1908 –  par exemple et combien ces épisodes et ces rencontres de courants divers furent fondateurs pour le nationalisme arabe. Le livre ne traite donc pas de l’émergence du panarabisme   , mais cherche à écrire celle des nationalismes arabes   .

L’itinéraire d’un enfant de l’empire ottoman ou la naissance d’une figure de l’indépendance arabe

Si le livre de Patrick Seale est bien plus qu’une biographie, il retrace néanmoins avec précision la vie d’un leader du monde arabe contemporain qui a été éclipsé dans la mémoire collective, à partir des années 1960, par des personnages comme Bourguiba ou Nasser. Son influence ainsi que son legs politique sont de fait, méconnus.

Riad el-Solh est d’abord un enfant de l’empire ottoman. Né dans une famille sunnite assez aisée, il appartient à une dynastie de fonctionnaires de l’empire. Un de ses ancêtres avait figuré au nombre des proches d’Abd el Kader. Son enfance, telle qu’elle est racontée par Patrick Seale, se déroule dans différentes provinces de l’empire : dans l’actuel Liban bien sûr, à Beyrouth mais aussi à Thessalonique, ou encore à Istanbul. La famille de Riad el-Solh est en outre à l’image de la diversité de l’empire ottoman : sa mère est ainsi circassienne. L’auteur insiste fortement sur la jeunesse stambouliote de Riad el-Solh, qui a pour toile de fond la révolution des Jeunes Turcs de 1908 et la naissance d’un régime constitutionnel. C’est à ce moment que l’éducation politique de Riad el-Solh débute réellement, tandis que les journaux se multiplient et que l’opinion trouve des voies nouvelles d’expression. Selon l’auteur, Riad el-Solh fut fortement marqué par les idées du mouvement "Jeunes Turcs", mais aussi par le courant de l’Islam libéral ou encore par la montée en puissance du mouvement sioniste dès cette époque. Riad el-Solh s’engagea très tôt aux côtés de son père dans la guerre d’indépendance des provinces arabes de l’ancien empire ottoman, qui se déroula à partir de 1916. Pour avoir soutenu cette cause et s’être opposé aux Jeunes Turcs, il fut condamné à un long emprisonnement.

La jeunesse de Riad el-Solh est donc celle d’un opposant, qui a épousé la cause du nationalisme arabe et se montre soucieux d’empêcher toute domination étrangère au Moyen-Orient, après l’effondrement de l’empire ottoman, les accords Sykes-Picot ou encore la déclaration Balfour.

L’adversaire des puissances étrangères : le chantre du Liban indépendant et du monde arabe libre

A partir des années 1920, la vie de Riad el-Solh se confond avec l’histoire tourmentée du Moyen-Orient. Farouche opposant aux mandats français et anglais, Riad el-Solh est d’abord, avec son père qui fut ministre, un fervent soutien de Faysal ibn Hussein   . Il se heurta ainsi aux intérêts français en Syrie et fut l’un des adversaires personnels du Général Gouraud, l’artisan de la pénétration française en Syrie et au Liban. Considéré comme un des principaux adversaires du Grand Liban et de la politique française dans cette zone,   Riad el-Solh fut condamné par la justice coloniale française. Dans les années 1920, c’est donc une vie d’errance qui commença pour l’enfant de l’empire ottoman et qui le mena de Haïfa à Beyrout, du Caire à Vienne, jusqu’à Paris et à Londres. Dans les cercles d’exilés syriens, il ne cessa alors de militer pour la cause d’un Liban libre et indépendant. Il participa également de façon active au congrès syro-palestinien qui se tint à Genève en 1921 et se prononça, aux côtés d’autres personnalités, pour la fin des mandats franco-britanniques ainsi que pour la reconnaissance de la souveraineté du Liban, de la Syrie et de la Palestine.

Après son retour au Liban en 1924, comme il bénéficiait de la grâce de la justice française, Riad fonda un journal. Il entendait en faire une arme dans la lutte contre les occupations étrangères. Il écrivit alors régulièrement, de façon anonyme, dans Ahd Al Jadid et devint la plume la plus virulente contre l’occupation française. La Grande Révolution syrienne de 1925-1926 lui permit d’être reconnu sur la scène internationale comme la voix de la Syrie et du Liban indépendants. Il ne cessa ensuite alors de militer pour cette cause auprès de la SDN. Dans les années 1930, il fut ainsi très proche des chefs palestiniens qui luttèrent contre la partition, notamment de Hadj Amin al-Husseini   . Il chercha à rassembler ces derniers afin qu’ils combattent le sionisme ensemble, au-delà de leurs divisions politiques et religieuses. Il compta également au nombre des interlocuteurs privilégiés de Ben Gourion au moment des grandes révoltes de Palestine en 1936-1937.

Les années 1940 furent celles de toutes les difficultés, mais aussi celles des premiers grands succès pour Riad el-Solh. Il était désormais reconnu comme le leader de la cause syro-libanaise mais devait composer avec les divisions de son camp. Plusieurs courants nationalistes s’affrontaient en effet, sur lesquels Patrick Seale fournit de très nombreux détails. Le nationalistes syriens peinaient ainsi à s’entendre avec les patriotes libanais et Riad el-Solh dut tenir compte de la puissance du pansyrianisme d’Antoun Saadé ou encore de certains mouvements paramilitaires qui gagnaient alors en importance, comme les phalanges libanaises ou les chemises de fer syriennes.

En 1943, l’indépendance du Liban fut officiellement proclamée et Riad el-Solh devint le premier ministre d’un pays désormais libre de toute occupation étrangère. L’indépendance fut aussi soudaine qu’elle avait été inespérée : en effet, le parlement libanais abrogea toute les dispositions qui faisaient référence au mandat dans la constitution du pays. Le président de la République ainsi que des ministres et des députés furent arrêtés. Le mouvement populaire et l’intervention de l’Angleterre forcèrent les Français à libérer les responsables libanais et à proclamer l’indépendance du pays le 22 novembre 1943. Ensuite de 1946 à 1951, Riad el-Solh mena, en tant que premier ministre, une politique profondément réformatrice, afin de bâtir un pays libre et indépendant : il voulait faire du Liban le phare du monde arabe. Au moment de la proclamation de l’Etat d’Israël, il fut un spectateur à la fois mobilisé et impuissant. En 1951, Riad el-Solh connut une fin tragique, assassiné à Amman, pour des motifs qui demeurent encore assez obscurs.

Au total, la lecture de l’ouvrage de Patrick Seale est un plaisir pour tous ceux qui s’intéressent au monde arabe contemporain. Malgré certaines longueurs, il offre une perspective d’analyse renouvelée ainsi que des informations réellement inédites