Nourrie par une analyse filmique minutieuse, l’étude proposée par Delphine Letort s’attache à souligner la dynamique et le devenir d’un genre équivoque : le Film noir, symptôme d’une crise civilisationnelle.

En prélude à sa réflexion, Delphine Letort souligne les problèmes que soulève l’analyse générique de cette subdivision du genre criminel que constitue le Film noir. L’auteur met ainsi en valeur un effet de ramification du genre en œuvres singulières, suggérant la difficulté planant sur toute tentative de définition globale. Les sources du Film noir – du roman noir au réinvestissement laïc des mythes et stéréotypes sociaux (tels que les analyse Eliade) – sont plurielles, interdisant une lecture simple et univoque.
A partir de ce constat, Delphine Letort s’attache à mettre en évidence le renouvellement esthétique provoqué par un genre qui entre, selon elle, en résonance avec une crise civilisationnelle majeure. Faisant écho à une société gangrenée par un mal-être patent, le Film noir peut en effet être pensé dans une perspective historique, incitant l’auteur à se demander dans quelle mesure ce genre constitue le fruit d’une période déterminée qui, par convention, couvre les années 1941 à 1958. Toute sa réflexion gravite ainsi autour du Film noir considéré comme "reflet "– terme auquel on peut sans doute contester l’usage dans la mesure où il assimile l’œuvre cinématographique à un double mimétique, conception dont l’auteur réfute par ailleurs le bien-fondé. Symptôme d’un malaise socio-économique, le Film noir s’inscrit dans une temporalité restreinte mais les échos qu’il suscite sont essentiels : imprégnant durablement les esprits, il survit comme une rémanence que se réapproprient les générations suivantes. A cet égard, le choix de privilégier une approche chronologique est judicieux, en ce qu’il permet d’appréhender le devenir du genre et de restituer sa dynamique.

Dans une première partie, l’auteur explore les sources multiples et fécondes du genre, en éclairant systématiquement les effets de résonance entre environnement social et Films noirs. Ainsi, D. Letort parle d’abord de l’influence du roman noir. Marqué par l’univers urbain, celui-ci est un symptôme de son époque, comme le souligne l’auteur en observant que "les maux de la modernité créent les obsessions récurrentes de la fiction du XXe siècle"   . A l’instar de son inspiration littéraire, le Film noir s’attache également à restituer le malaise d’une société en crise, et dans ce but, il multiplie recherches et novations stylistiques. Ce n’est donc pas seulement une question de récit. La photographie en noir et blanc contrasté, la musique… Tout concourt à plonger le spectateur au cœur d’un univers oppressant.

Le Film noir se distingue ainsi par une sensibilité expressionniste, les effets de mise en scène contribuant à restituer le poids de l’angoisse suffocante du héros. Le travail photographique permet également de renforcer l’ambiguïté, notion essentielle au genre : entre ombre et lumière, les repères se troublent, l’espace se complexifie et les frontières entre bien et mal deviennent incertaines. Partageant avec les films de gangsters un même décor urbain, le Film noir affirme cependant sa singularité. De fait, alors que le premier s’attache au parcours exceptionnel d’individus marginaux et inscrit leur destin dans une perspective moralisatrice, le Film noir privilégie l’ambiguïté et témoigne d’une banalisation de la violence.
Le Film noir plonge également ses racines dans un terreau mythologique fondamental : à travers ses protagonistes se dessinent des profils stéréotypés, reflets d’une société en crise. En évoquant le balancement du protagoniste masculin entre le statut de héros et celui d’anti-héros, D. Letort met en évidence le remaniement des figures mythologiques – tels que Hercule, Orphée ou Ulysse – et la problématique existentielle qui nourrit les Films noirs. Héraut d’un idéal de virilité a priori, le protagoniste du Film noir contribue pourtant à démystifier le concept de héros : le détective privé marche sur le fil des lois, et il invente volontiers ses propres règles pour parvenir à ses fins. L’influence des mythes assure ainsi au genre une cohérence relative, en érigeant une ossature générale. En dernière instance, cependant, chaque œuvre se décline au singulier, s’appropriant et jouant librement avec les codes du genre et lui conférant son aspect protéiforme.
Au-delà de toutes ses sources, le Film noir est avant tout la scénographie d’un malaise généré d’abord par la Seconde Guerre mondiale puis par l’instauration de la guerre froide. Le XXe siècle a introduit une fissure au creux des valeurs à la fois morales, familiales, sociales et économiques. La société américaine est plongée dans un désarroi dont le Film noir constitue un symptôme patent. Sans complaisance pour un modèle qui se délite, le genre se caractérise dès lors par deux traits fondamentaux : la subversion et la transgression,  La première notion renvoie à l’idée d’une contestation, un discours critique incitant au renversement de l’ordre établi. Revêtant une dimension plus concrète, le second concept définit pour sa part un acte de désobéissance patente, le franchissement d’une frontière, d’une norme, qu’elle soit morale, politique ou esthétique. Refusant la facilité du happy end, le Film noir vise à ébranler l’inertie du spectateur en posant un regard critique à l’égard d’un modèle socio-économique déficient.

Prenant le parti d’une perspective chronologique, Delphine Letort parvient à rendre sensible la dynamique d’un genre fluctuant, à expliquer sa "disparition" et à analyser ses formes rémanentes. Intrinsèquement lié à un sentiment d’angoisse et de désarroi, le Film noir se délite avec les phases de réaffirmation des valeurs conservatrices et puritaines. L’histoire de la société américaine est ainsi marquée par une alternance entre regard critique et subversif, désir d’oubli et passivité. Moments de crises et réponses conservatrices se succèdent, se répercutant sur la production filmique. La croissance des années Eisenhower, par exemple, fait entrer le Film noir dans une première période de déshérence. L’optimisme retrouvé incite en effet les spectateurs à se tourner vers des films dressant l’apologie d’une Amérique glorieuse et d’une famille idéale ayant retrouvé la stabilité du patriarcat. Sur un mode plus consensuel, les films "qui marchent "valorisent le divertissement, au détriment de la réflexion critique.

Les années 60 marquent cependant les prémisses d’une nouvelle crise identitaire. A l’intérieur des frontières, l’affirmation des minorités rime avec une révolution culturelle touchant également la production cinématographique. Par ailleurs, la déliquescence progressive du Code Hays (code de censure qui imposait aux réalisateurs une norme morale régie par des valeurs conservatrices et puritaines) laisse le champ libre aux réalisateurs pour de nouvelles explorations formelles. La violence, notamment, génère de nouveaux modes de représentation, impulsés par la scène traumatique du meurtre sous la douche de Psychose (Hitchcock, 1960). Ce film marque ainsi la transition décisive entre l’ambiguïté du Film noir et le film criminel basé quant à lui sur une esthétique de la cruauté. Le Film noir s’éteint peu à peu. Au creux de ses cendres naissent les "polars", puis le thriller érotique, "avatars" du genre dont D. Letort envisage à la fois les similitudes et les singularités.
A partir des années 70 et jusque dans les années 90, le polar s’impose avec succès sur les écrans, proposant une nouvelle esthétique en rupture avec les codes visuels et expressionnistes du Film noir. Reflet d’un "mode de conduite", selon l’analyse de D. Letort, la violence constitue désormais un rouage essentiel du spectacle cinématographique. Les mythes qui étaient à la source des Films noirs, sont appréhendés dans une perspective différente, considérés à travers le filtre d’une nouvelle crise ontologique engendrée par le postmodernisme et la dislocation du sens. Au regard subversif du Film noir se substituent dès lors le désenchantement, un climat d’échec, une résignation amère. Entre filiation et nouvelles propositions formelles, les polars, imprégnés par la tonalité sombre des Films noirs, offrent ainsi un renouvellement des modes de représentation.

L’élection de Reagan en 1980 annonce un nouveau tournant, à la fois social, moral et économique. Inscrits dans la société du spectacle naissante, les films de cette époque – et notamment les blockbusters - sonnent le glas de la réflexion critique en privilégiant le divertissement. Pourtant, les Films noirs suscitent toujours la fascination des réalisateurs en quête d’un renouvellement des normes narratives et esthétiques. Le Film noir est donc toujours une source d’inspiration, mais il est appréhendé par le prisme d’une distanciation patente, parfois ironique. Entre Film noir et néo-noir se dessine dès lors une discordance soulignant la perte des repères individuels.
Les références au Film noir s’inscrivent donc dans une société qui a nécessairement changé depuis l’Age d’or du genre, ainsi que le relève D. Letort : "Les conventions du Film noir sont détournées parce que les connotations du discours confèrent aux images des significations nouvelles"   . Les réalisateurs s’approprient librement les codes génériques, en jouant sur les possibilités créatrices de la déconstruction. Au cœur d’une société placée sous l’hégémonie implacable des images et des médias, le film néo-noir s’attache ainsi à disséquer les ressorts de l’illusion fictionnelle, invitant le public à un recul critique. Les stéréotypes du Film noir sont réinvestis de manière singulière : trompant les attentes spectatorielles, le détournement des codes contribue à la constitution d’un sentiment d’angoisse et de malaise.

Les analyses filmiques proposées par l’auteur mettent ainsi en exergue une nouvelle figure du loser, qui ne poursuit plus de quête existentielle mais cherche simplement à se conformer à une représentation sociale, un idéal factice de réussite. Nourris par leurs frustrations, ces nouveaux losers s’abîment dans la violence pour accéder à une félicité artificielle. A travers l’analyse critique de l’image, un réalisateur comme David Lynch, notamment, éclaire la contamination du réel par la fiction : la publicité formate les rêves, le bonheur s’assimile à la surface plane d’un écran. Esthétiquement, les films néo-noirs mettent en valeur la théâtralisation de la scène sociale et gravitent autour d’un noyau fondamental : la violence comme mode de conduite devenu banal pour des hommes ordinaires et amers. L’usage de la fragmentation souligne une perte de cohésion sociale et un renversement des codes. Le film néo-noir nous invite à prendre conscience des artifices d’une civilisation de spectacle où l’homme disparaît, contaminé par la dictature d’une image impersonnelle. Métafiction, le Film noir, dans sa forme classique comme dans ses formes rémanentes, procède donc toujours à la démystification d’une société privilégiant l’apparence au détriment de l’être. Part maudite dans le tableau idyllique d’une Amérique fantasmée, les Films noirs et néo-noirs révèlent les défaillances d’une civilisation en crise