Une nouvelle "révolution" a éclaté et s’est développée au Kirghizstan du 6 au 9 avril. Après la "révolution des tulipes" de mars 2005, le pouvoir s’apprête à changer de nouveau de mains alors que le président sortant, Kourmanbek Bakiev, a fui la capitale le 8 avril et s’est réfugié dans son fief au sud du pays. Une ancienne ministre des Affaires étrangères, Rosa Otunbaeva, dirige désormais un gouvernement provisoire – amalgame hétéroclite d’opposants au régime autoritaire et "familial" de Bakiev – depuis la capitale, Bichkek. Au centre de l’Asie centrale, le Kirghizstan vit ainsi son second coup d’État en moins de cinq ans. Alors que le système clanique, les liens familiaux et les appartenances régionales régissent, pour une large part, la politique interne du pays, le pouvoir va ainsi de nouveau majoritairement passer des clans du Sud – Bakiev – à ceux du Nord. Grossièrement, le processus est inverse de celui observé il y a cinq ans.  

Depuis l’embrasement survenu le 6 avril dans la ville de Talas dans le Nord, le pays s’est rapidement enflammé alors que des combats armés ont secoué Bichkek ces deux derniers jours. Un bilan semi-officiel dans la capitale ferait actuellement état de 76 morts et près de 1 500 blessés alors qu’aujourd’hui le Kirghizstan s’apprête à honorer un jour de deuil national en leur mémoire. Pourtant, plus que les combats entre les différentes factions dans la ville, ce sont les pillages qui se sont développés peu après la chute de la maison blanche (lieu où siège le gouvernement) au soir du 7 qui ont le plus secoué les habitants. Ainsi, Bichkek apparaît aujourd’hui dévastée : magasins, restaurants, sans parler des bâtiments officiels, ont été pris d’assaut par des individus armés et pour la plupart ivres. Si aujourd’hui la situation semble être en voie d’apaisement et une vie normale commence à reprendre, les maraudeurs ont fait la loi pendant près de deux jours (7-8 avril). Dans les régions, une normalisation semble également être en cours. 

Á l’heure actuelle, rien n’est encore réglé – Bakiev n’a toujours pas officiellement abandonné le pouvoir. Plus, il a publié hier une déclaration où il déclare "en tant que Président, je n’ai pas abandonné et je ne compte pas abandonner mes fonctions". Pourtant, comme l’ancien président Askar Akaev qui avait fui le pays en 2005, ses jours au Kirghizstan semblent comptés. Après cinq ans de gouvernement corrompu où la quasi-intégralité des postes importants était devenue l’apanage de ses proches, les soutiens à un président en voie de déchéance se font rares au Kirghizstan. Surtout, il doit maintenant aussi expliquer les morts survenues à Bichkek pendant les troubles alors que des snipers postés sur la maison blanche ont fait feu sur la foule. 

Au-delà de son enclavement et de son absence quasi-totale de ressources, le Kirghizistan est aussi devenu, au fil du temps, un carrefour stratégique obligé en Asie centrale. Abritant une base russe à Kant et un "centre de transit" américain à Manas, les deux non loin de Bichkek, le Kirghizstan ne peut sombrer dans le chaos, ou plutôt les enjeux sont trop importants pour que Moscou et Washington tolèrent une déstabilisation durable du pays. Aujourd’hui, la Russie a déjà pratiquement officiellement promis son soutien au nouveau pouvoir, Washington après un temps de battement va probablement faire de même alors qu’Otunbaeva a parmi ses premiers communiqués annoncé qu’une reconfiguration des relations américano-kirghizes n’était pas à l’ordre du jour. Le fait est important et ajoute à l’idée que l’état de force actuel va continuer à évoluer en la défaveur de Bakiev.

Finalement, les spéculations vont actuellement bon train sur l’origine d’un coup qui par sa spontanéité a surpris les Kirghizes eux-mêmes. Tous pensaient qu'à la veille du printemps 2010, le régime de Bakiev était plus stable que jamais alors que la majorité des opposants étaient enfermés et la vis avait été une nouvelle fois serrée quant aux droits de l’homme et à la liberté de parole. Difficile, dès lors, d’expliquer comment ce qui était prévu comme des manifestations somme toute limitées dans le Nord du pays a pu se développer en une révolution à caractère nationale. Un élément de réponse reposerait sur un facteur extérieur : une campagne anti-Bakiev d’une force inouïe s’est développée dans la presse russe à la fin du mois de mars, très probablement dans le but de déstabiliser le régime. Mécontente des errements des relations bilatérales russo-kirghizes, Moscou a pu mettre la main à cette nouvelle révolution. De là à créditer la Russie de son organisation et de sa réussite, il y a un pas que nous ne franchirons pas