Une discussion critique de Rawls, puissante et originale, qui cherche à concilier l’attention aux situations concrètes et le travail de la raison. Un grand livre.

S’il existe un point fondamental sur lequel une théorie de la justice peut être jugée, c’est bien le sort qu’elle réserve aux plus défavorisés. Elle ne saurait, dès lors, faire l’économie d’une analyse des obstacles réels aux libertés positives des individus (niveau d’éducation, état de santé, discriminations diverses). Nous nous trouvons là au cœur des désaccords entre l’approche rawlsienne et celle d’Amartya Sen. Sans les sous-estimer, il convient néanmoins de ne pas les exagérer. Dans un ouvrage présenté comme une contestation globale de la théorisation rawlsienne (mais dédié à la mémoire du philosophe américain), Sen n’écrit-il pas que" passer des biens premiers aux capabilités ne constitue pas à mon sens une divergence essentielle d’avec le programme rawlsien, mais plutôt un ajustement dans l’approche centrée sur la raison pratique "   . C’est donc au sein du programme élaboré par Rawls qu’il faut estimer l’apport propre de Sen   , les deux auteurs se rejoignant dans la défense d’une conception active de la citoyenneté.

L’économiste et philosophe indien reproche à Rawls de négliger les disparités d’utilisation des ressources, disparités qui minent l’égalité citoyenne. Les raisons de cette négligence seraient à chercher dans la conception rawlsienne de la position originelle. On sait que cette dernière a été conçue, à l’image de l’état de nature dans les théories contractualistes classiques, comme un instrument heuristique. La position originelle recèle un voile d’ignorance qui prive les partenaires de toute information particulière non pertinente dans une perspective de justice démocratique.

La position originelle rawlsienne

Imaginons la situation hypothétique suivante : des représentants artificiels des citoyens (ils n'existent ni dans le temps ni dans l'espace) sont placés derrière un voile d'ignorance (ils ignorent leur position sociale, leur identité sexuelle, etc.). Ayant accès à des informations générales et non particulières, ils savent, par exemple, qu'ils ont une psychologie et des convictions mais ne savent pas lesquelles. Leurs attentes ne peuvent, dès lors, être que communes à tous. Ces attentes communes, Rawls les qualifie de biens premiers. Ils sont la condition préalable à la réalisation de tout projet de vie, c’est pourquoi il est important qu’ils soient garantis par les institutions sociales. Il en existe deux types : les biens premiers sociaux (revenu, pouvoir, droits, libertés) et les biens premiers naturels (santé, intelligence, force, imagination). Seuls les premiers, distribués directement par les institutions, font l’objet des principes de justice distributive. Le voile d’ignorance n’est guère éloigné, comme le note Rawls lui-même, de la notion kantienne d’autonomie.
 
Quels principes seront choisis sous le voile d’ignorance ? Pour pouvoir en décider, je dois m’identifier à chaque membre de la communauté politique afin de prendre en compte son bien propre comme s’il s’agissait du mien. Dans cette situation, les partenaires vont choisir ce qui constitue le premier principe de justice selon lequel" chaque personne a un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système de libertés pour les autres "   . Il est important ici de préciser ce que l’auteur entend par libertés de base : libertés politiques (droit de vote et d’occuper un emploi public), libertés d’expression, de réunion, de pensée et de conscience, liberté de la personne qui comporte la protection à l’égard de l’oppression psychologique et de l’agression physique, le droit de propriété personnelle et la protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires, tels qu’ils sont définis par l’État de droit   . Ce premier principe, postulant l’égalité dans la distribution des droits, épouse l’esprit de la notion moderne de droits-libertés.

Le second principe de justice stipule que les inégalités sociales et économiques sont autorisées à condition (a) qu'elles soient au plus grand avantage du plus mal loti, et (b) qu'elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances. C’est le principe de différence.

La diversité des situations

Quelles sont les critiques adressées par Sen à cette approche ? Rawls ne tiendrait pas suffisamment compte de la diversité des êtres humains (rappelons qu’il s’agit d’un des reproches adressés par Rawls aux utilitaristes). L’homogénéité des besoins des individus engagés dans la position originelle serait incompatible avec cette diversité. Rawls se limiterait à considérer les ressources comme des biens inertes et non les relations entre la personne et les ressources. Pour Sen, l’important est la capacité de tirer avantage des ressources, de les transformer en utilités (ou en fonctionnements), ce qu’il appelle la capabilité, terme auquel on peut, sans inconvénient, substituer capacité (comme le recommande Danielle Zwarthoed dans son précieux petit livre Comprendre la pauvreté). L’égalité citoyenne est donc menacée par les disparités d’utilisation des ressources (et pas seulement par les inégalités de revenus). Or Rawls ne prendrait pas suffisamment en considération la capacité inégale de transformer les biens sociaux en utilités   .

Cette critique de Sen à Rawls, systématisée dans le présent ouvrage, est ancienne. Il la formule dès 1981 dans ses travaux sur la pauvreté. La question de la définition de la pauvreté est centrale. Elle s’exprime clairement dans Development and Freedom en 1999, ouvrage dans lequel Sen propose une analyse qualitative des inégalités, analyse de nature à tenir compte d’une double diversité, celle des besoins et des goûts et celle des critères de mesure de l’égalité. On peut traduire la différence d’approche entre les deux auteurs en détaillant la parabole utilisée par Sen (je m’inspire largement dans ce qui suit de D. Zwarthoed, op. cit.).

Annapurna, soucieuse de justice sociale, souhaite embaucher un jardinier. Trois candidats, dont les compétences et les exigences salariales sont identiques, sont en lice : Dinu, qui a le revenu le plus bas, Bishanno, le plus malheureux, qui a subi un revers de fortune et qui ne cesse de se lamenter, Rogini, la seule femme, qui ne se plaint pas bien qu’elle souffre d’une grave maladie dont le traitement serait financé par le salaire de jardinier. Que doit faire Annapurna ? Remarquons qu’elle se trouve dans une situation analogue à celle imaginée par Rawls dans la position originelle : les critères de choix relevant de son intérêt personnel sont écartés. Dès lors, la procédure de choix adoptée relève de la morale.

Annapurna décide de choisir le plus désavantagé, c’est-à-dire adopte le principe de différence qui exige de compenser en priorité les plus fortes inégalités. La sélection qu’elle effectue varie en fonction des informations dont elle dispose. Sa première base d’information est le revenu, ce qui correspond à un des critères de Rawls pour définir les plus désavantagés. Cependant, notons-le, Rawls ne limite pas les inégalités socio-économiques aux inégalités de revenus. Quoi qu’il en soit, de ce point de vue, c’est Dinu qui doit être choisi. Si Annapurna considère les effets de la pauvreté sur notre bien-être (point de vue utilitariste), c’est Bishanno qui tient la corde car il est le plus affecté par sa pauvreté actuelle (il a été riche). Mais ce choix ne pourrait être celui de Rawls puisque les conditions d’élaboration des principes de justice excluent la prise en compte de leurs conséquences. Le cas de Rogini est crucial pour l’approche de Sen car il permettrait de mettre en lumière l’insuffisance d’une théorie qui, comme celle de Rawls, se refuse à considérer la santé comme un bien social premier. En effet, Rogini n’est pas la plus pauvre des trois candidats à l’emploi et c’est seulement si l’on convertit les ressources en capacités que l’on perçoit que la valeur d’un bien ou d’un revenu varie en fonction des individus. Alors que l’hypothèse de l’homogénéité des besoins fait abstraction des différences individuelles liées à la santé, au climat, à la longévité, aux conditions de travail, etc., la considération de la diversité autorise Annapurna à choisir Rogini parce que le salaire proposé a une valeur plus grande pour elle que pour les autres. En d’autres termes, avec les mêmes revenus, une personne handicapée n’aura pas les mêmes possibilités qu’une personne valide. Et dans une conférence de 1979, Equality of what ?, Sen précise ainsi sa pensée :" Disons le clairement : à la question devons-nous exiger une égalité des capabilités ?, ma réponse est non. Je m’intéresse aux libertés concrètes et, pour moi, les capabilités peuvent permettre de mieux évaluer le bien-être ou les injustices que la comparaison des revenus par exemple. D’où ma question : égalité, oui, mais de quoi ? ".

Améliorer l’efficacité de la démocratie

Sen adhère à la théorie du choix social comme cadre de raisonnement   . Celle-ci se concentre sur les évaluations comparatives, c’est-à-dire adopte un cadre relationnel (par opposition à transcendantal) ; elle reconnaît la pluralité incontournable des principes concurrents ; elle permet et facilite le réexamen (et non, comme dans les théorisations de Rawls ou de Nozick, le maintien inflexible de règles exigeantes et rigoureuses) ; elle admet les solutions partielles et la diversité des interprétations (qui ne se limitent pas à celles des membres du groupe mais s’ouvrent, dans une perspective smithienne, aux" spectateurs impartiaux ") ; elle insiste sur la précision de l’expression et du raisonnement (qui possède un" grand mérite dialogique ") ; elle accorde un rôle au raisonnement public dans le choix social. Ces caractères de la théorie illustrent" le lien fondamental entre le raisonnement public, d’une part, et les exigences des décisions sociales participatives, de l’autre ", lien" crucial pour faire face non seulement à un défi pratique - rendre la démocratie plus efficace -, mais aussi à un problème conceptuel - fonder une idée suffisamment structurée de la justice sur les impératifs du choix social et de l’équité "   .
 
Ce qui distingue les deux approches, c’est sans doute, très largement, le privilège accordé par Sen au sentiment d’injustice. Il se trouve, sur ce point, en accord avec le point de vue, hélas méconnu, de Judith Shklar (auquel l’auteur rend hommage). Dans Visages de l’injustice, la philosophe et politiste américaine montre qu’aucun des modèles de la justice qui nous sont familiers ne rend correctement compte de l’injustice.  Sans contester la valeur des diverses théories de la justice, J. Shklar cherche à mettre en lumière" une condition tout à fait commune, celle de victime, et tout particulièrement le sentiment d’injustice qu’elle inspire " ((Shklar, op. cit., p. 31, souligné par nous)). Elle indique qu’elle vise ainsi à modifier un schéma intellectuel dominant qui considère que le seul véritable sujet de l’éthique est la justice :" Ce que je me propose ici de remettre en question, ce n’est donc pas le principe même de la légalité, mais plutôt l’espèce de hauteur avec laquelle le modèle usuel considère l’injustice, ainsi que la confiance selon moi excessive qu’il accorde à la capacité des institutions […] de faire réellement face à l’iniquité " ((ibid., p. 33.)) N’avons-nous pas ici une parfaite traduction du point de vue de Sen ?

Le primat de l’injustice ne doit donc pas nous conduire à conclure à l’inutilité du travail de la raison dans l’élaboration d’une théorie de la justice. L’un des grands mérites de l’œuvre de Sen est de réussir à concilier l’examen des situations concrètes et l’exigence de théorisation. Cette dernière emprunte, et c’est tout son intérêt, des voies différentes de celles privilégiées par les philosophes contractualistes. Plutôt que de creuser le sillon creusé par Hobbes, puis par Locke, Rousseau, Kant et, bien entendu, Rawls (et encore Dworkin ou Nozick), Sen exhume, au sein des Lumières, une autre tradition. A ce qu’il nomme l’institutionnalisme transcendantal, il oppose la pensée comparative présente chez Smith, Condorcet, Mary Wollstonecraft, Marx ou John Stuart Mill. Une des façons les plus simples de mesurer ce qui sépare les deux approches est de dire que là où la première se demande quelles seraient les institutions parfaitement justes, la seconde choisit de poser la question de savoir comment faire progresser la justice. Autrement dit, cette dernière se concentrera sur des réalisations alors que la première privilégiera les dispositifs.

Concilier attention au concret et raison théorique

On peut parfaitement, à mon sens, suivre la voie indiquée par Sen sans, pour autant, partager la totalité de ses critiques sur la faisabilité ou la nécessité du consensus sur une solution transcendantale. La difficulté de parvenir à celui-ci est résumée par l’exemple,  désormais célèbre, des trois enfants et de la flûte   . Or, même s’il n’est pas toujours nécessaire qu’un désaccord soit surmonté, c’est précisément l’objet d’une théorie délibérative de la démocratie, à laquelle Sen apporte son soutien (notamment dans La Démocratie des autres (2005)), que de choisir une solution, certes provisoire, d’un conflit à propos des visions de la vie bonne. L’échange d’arguments ne présuppose pas la neutralité (dans son processus ou son résultat) de la solution provisoire d’un conflit moral fondamental. Mais, en revanche, il considère que nous pouvons changer de position à la lumière des objections qui nous sont faites. Il augmente donc" les possibilités de découvrir une solution juste qui, actuellement, n’est pas encore perçue "   . L’idée qu’il existe des désaccords moraux fondamentaux n’implique donc aucunement de devoir renoncer aux principes universels. Cette conclusion est incontestablement partagée par l’auteur, mais il donne parfois le sentiment de son caractère profondément utopique. Mais peut-être l’objet de l’ouvrage exigeait-il d’insister plus sur la pluralité que sur l’unité ?

Il est difficile de trouver une objection originale aux options défendues par Sen tant celui-ci semble avoir anticipé tous les arguments que l’on serait tenté de lui opposer. Le principal d’entre eux est celui de la compatibilité entre l’institutionnalisme transcendantal et l’évaluation comparative. Or si l’auteur admet une compatibilité théorique, il considère qu’il n’existe aucune théorie transcendantale agrégeant les deux perspectives. Il reconnaît cependant que" certains de ces auteurs ont présenté des arguments particuliers qui sont transférables dans l’activité comparative " ((ibid., p. 42)). N’est-ce pas déjà beaucoup ? Il serait décidément déraisonnable de ne pas conjuguer les ressources des deux approches