En 36 chapitres courts, Belinda Cannone aborde les clichés du féminisme, livre ses opinions et rate son essai.  

Désireuse de travailler sur les représentations et de faire le lit du différencialisme – cette habitude de penser les sexes par leur différences fondamentales pour les y enfermer –, Belinda Cannone examine de nombreuses questions actuelles : l’identité sexuelle, le féminisme des années 1970, la différence des sexes, la recherche scientifique, la banalisation du sexe chez les ados, les femmes au travail, la maternité… Elle développe ainsi une pensée superficielle dans un livre écrit trop vite et au style peu clair.

Des limites du moi ici et maintenant


En posant la question du se sentir femme plutôt que de l’être femme, l’auteure montre, à son insu, une certaine incapacité à sortir de la confusion générale qui agite ses contemporains devant certains sujets. Renoncer à poser la question de l’être, c’est inscrire ses propos dans une temporalité a minima, ce sur quoi Belinda Cannone insiste d’ailleurs en ancrant son texte, d’une part, dans le "pour l’instant"    et, d’autre part, dans l’énonciation strictement personnelle   .
Obstacles majeurs à une réflexion forte sur des questions importantes, ce " pour l’instant ", brandi comme une excuse en cas d’erreur, et son corollaire, un "moi" prudent, constituent une méthode de réflexion ambiguë consistant à penser sur les choses vues et entendues mais qui, malheureusement, ne permet pas de dépasser le premier mode de connaissance spinoziste ou la plus vulgaire opinion, la plus maigre perception de l’entourage.
Son argumentation par l’exemple ne réussit pas à convaincre puisqu’à chacun des exemples cités on pourra opposer un contre-exemple (sous la forme du "et à moi, il m’est arrivé ci" ou "et, de mon côté, mes amies considèrent que") et finit par s’empêtrer dans une conceptualisation primaire   qui tendrait plutôt à la construction de types féminins (la prostituée, l’actrice porno, l’intellectuelle, la mère) néfaste à la cause des femmes.

Une écriture vachement féministe…

Par ailleurs, dans cet essai-confession, l’auteure prend le soin d’expliquer son choix de ne pas avoir d’enfants parce qu’elle désirait écrire : " Une chose que j’ai toujours sue : qu’il me serait infiniment plus difficile d’y parvenir si j’avais des enfants "   . Si Cannone a parfaitement raison de dire que "la maternité n’est pas une obligation pour toutes les femmes : elle n’est qu’une possibilité"   , en revanche, sa justification d’une décision personnelle, qu’il ne s’agit en rien ici de critiquer, révèle une confusion, voire même une contradiction dans le militantisme féministe de l’auteure. En effet, procréation et création littéraire ou artistique sont deux événements distincts que rien ne sert de comparer, de remplacer l’un par l’autre ou d’opposer en choisissant l’un ou l’autre. Ce faisant, Cannone semble faire des mères, des parturientes ou des "vaches laitières" asservies par leurs enfants et incapables d’un désir de pouvoir ou de liberté créatrice. Rien n’empêche la liberté, ni le sexe, ni le genre, ni l’enfant, et il appartient à chaque femme de mener sa vie, sa "carrière", et, s’il y a lieu, sa maternité.

Pensée et imposture  

À la question du rapport des femmes au pouvoir, Cannone suggère qu’ "un sentiment d’imposture" empêcherait les femmes d’occuper des postes de pouvoir, terrain traditionnellement dévolu aux hommes. Dans un autre court essai (Le Sentiment d’imposture, Folio-Essais, 2009), l’auteure avait déjà examiné cette hypothèse. Ce sentiment d’imposture, ou impression de ne pas être à sa place car on ne serait pas celui ou celle que les autres croient, oscille entre culpabilité et mensonge. En imaginant deux types d’imposteurs, les vrais et les faux (qui sont distingués par l’italique tout au long de l’ouvrage), il s’agit de montrer que les imposteurs sont ceux en proie à une remise en cause perpétuelle de soi. Dans un chapitre intitulé " [Impostrice] ", à partir d’une émission de radio qu’elle a entendue, Cannone parle de la difficulté "pour une femme d’être une intellectuelle, parce que les choses de l’esprit semblent réservées aux hommes"   . Dans ce contexte, elle évoque notamment l’absence de féminin au terme "imposteur" qui viendrait de ce que "pour se sentir imposteur, il faut avoir réussi"   . Si cette hypothèse est intéressante, il semble toutefois que cette fausse imposture, celle des victimes du monde et des autres, des non-reconnus ou, pire, de ceux qui le sont, cache une complaisance faite à soi-même. Le "tracas de l’imposteur"   se rapprocherait plutôt d’un phantasme de génie caché, ou de son incapacité à comprendre (et à se rebeller contre) l’organisation sociale et politique qui le maintient dans ce sentiment. En effet, n’est-ce pas le propre des systèmes d’oppression que de faire ressentir aux individus qu’ils tiennent sous leur contrôle, leurs inaptitudes, leurs limites, afin d’obtenir leur soumission ?
Ce sentiment d’imposture est donc à double-tranchant. Qui se sent imposteur se condamne soi-même. Mais qui exalte sa fausse imposture, son seul sentiment d’imposture, n’est finalement pas imposteur, mais fat.

Ego-essai

Bref, dans ces deux essais, l’auteure donne à lire ses propres cheminements de pensée à partir de conversations ou des choses de la vie courante. Si libre soit le genre de l’essai, dont la définition est rappelée dans la table   , et l’auteure libre d’user des pronoms personnels "je" et "tu" (ce « tu » fonctionne dans Le Sentiment d’imposture comme une conversation avec soi), d’où vient que leur usage irrite voire freine même la rencontre entre le lecteur et le propos ? C’est sans doute que le commentaire personnel tenant lieu de seule recherche, la sorte d’essai qui s’en suit correspond plus à ce qu’on appelle l’autofiction, appliquée à un sujet donné. Ainsi, l’auteure se fait-elle énonciateur d’un moi, désormais incapable de transcender et soi-même et les autres