Voyageur, traducteur, donc penseur, François Jullien ouvre dans chacun de ses livres des chemins qui mènent décidément quelque part.

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La diversité culturelle est une idée neuve en Europe. Nous sommes si longtemps demeurés dans la monoculture ! Entendons : dans l’ignorance d’être nous-mêmes une culture, parmi d’autres… Dans la croyance d’être des sujets d’emblée universels, sans médiations ni environnements spécifiques, sans frais. Tel fut notamment le credo de la philosophie ; ni Aristote, ni Descartes ni Kant ne soupçonnaient qu’ils pensaient en langues, à travers un lexique et une grammaire qui façonnaient leurs catégories. Il aura fallu le travail de quelques générations d’anthropologues, et bien sûr le décentrement historique qui, depuis la moitié du XXe siècle, inflige une blessure narcissique majeure à l’Occident, pour que nous nous découvrions uns parmi d’autres, et que notre philosophie se réveille locale, ou limitée en gros à l’axe Athènes-Berlin  

Notre concept de l’universel se recharge à présent d’une histoire singulière, qui le met en contradiction avec sa propre exigence. Nous savons désormais qu’il n’y a pas plus de méta-culture que de méta-langue (d’idiome qui serait commun à l’humanité) ; ou que la même culture pour tous les hommes aurait à peu près le goût de la less objection-food des plateaux-repas servis dans les avions : lisse, aseptisée, telle que personne ne puisse la refuser. François Jullien se fait de la ou des cultures une idée plus exigeante, mais il observe en même temps leur érosion, leurs métissages et leurs vagabondages à la surface de la terre ; son œuvre est donc de celles où la question de l’universel s’aiguise, sans se donner les facilités du sujet transcendantal cartésien ou kantien. Refusant autant le survol béat d’une culture hors sol, dont il décrit bien les illusions à travers une fine analyse du tourisme, que l’enfermement dans l’étui réducteur d’une identité ou d’une appartenance communautaire, il pose avec rigueur les conditions, aujourd’hui, d’un dialogue qu’on puisse appeler interculturel. Car après le linguistic turn est apparu le tournant culturaliste (qui affirme la pluralité irréversible et insurmontable des cultures), mais aussi le tournant pragmatique (celui du dialogue justement, remplaçant la dialectique ou la téléologie d’un Hegel naïvement aimantées par le cap européen voire prussien !) ; ou encore, dirai-je, le tournant médiologique au sens large, qui nous fait prendre conscience des milieux historico-géographiques, écologiques et socio-techniques sans lesquels nous ne saurions persévérer dans nos êtres…

La question devient de savoir comment une culture évolue, et en croise d’autres. On ne peut pas plus dire « ma culture » que « ma langue », possessifs de brute argumente François Jullien ! Et toute culture fonctionne d’abord comme clôture : nous n’avons pas le choix, nous y sommes pris. Notre rapport d’immersion, d’interaction et d’une distance très relative à ces non-objets (ces nobjets dirait le psychanalyste) mérite examen. Être cultivé c’est tenter la réflexivité, et l’effraction ; arracher notre pensée aux « anciens parapets » de son idiotisme, en direction du monde des autres. La traduction devient pierre de touche, mais elle exige une conscience profonde des niveaux enfouis commandés en nous (sans nous) par la langue, puisque celle-ci emporte toujours avec elle la pensée : traduire c’est décatégoriser pour recatégoriser, au rebours de ces translittérations superficielles qui, en projetant chez l’autre nos propres schémas, font paraître fades ou sans intérêt Confucius ou Mencius – dont Jullien à force de confrontations et de scrupules fait ressortir au contraire le tranchant. Dia-logue devient le maître-mot, où l’on peut introduire avec lui un tiret pour souligner l’écart inhérent ou la tension entre la distance peu surmontable des cultures, et l’exigence sous-jacente d’un logos commun.

Si dialogue et traduction remplacent peu à peu la notion aujourd’hui prostituée de communication, quel sera le « commun » d’une humanité désormais plurielle ? Jullien a consacré un gros livre aux chances (et aux malheurs) de cette « diversité qui vient » : De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (Fayard 2008), auquel ce petit dernier apporte un codicille. Réflexion essentielle pour réfléchir, mieux qu’avec Huntington ou tant de « cultural studies », à la question critique par excellence, et devenue cruciale : qu’est-ce qui circule bien entre ou par-dessus les cultures (les marchandises, les flux financiers, les objets techniques en général et les énoncés de nature scientifique, mais aussi les touristes, et par définition les terroristes…), et qu’est-ce qui adhère ou ne s’échange pas (les relations pragmatiques des mœurs, les pratiques culturelles et religieuses, et en général tout ce qui relève de la sphère sensible et esthétique au sens large des sujets, définis par leur appartenance à un « monde propre »)… Quelle guerre fait (en nous et entre nous) le mobile à l’immobile, le nomade au sédentaire ou le sans-frontières au chez-soi ? Plus brutalement posé : comment peut-on être mondial ?

Renvoyant dos à dos l’alternative ruineuse du cosmopolitisme facile et d’un relativisme paresseux, François Jullien dégage la notion de culture d’une conception statique, muséale ou collante de l’identité, pour affirmer sa puissance d’assimilation, de transformation et d’ouverture. « Il n’y a pas d’ineffable culturel », proclame-t-il hardiment, pour mieux plaider en faveur du bilinguisme, et de ressources (disponibles, empruntables) qu’il distingue soigneusement des préférences et des valeurs (non-négociables).

Une autre distinction éclairante apparaît en chemin, entre la connaissance (objective, frontale) et la connivence beaucoup moins explicite, enveloppée, tacite… Cette connivence caractérise bien notre rapport au milieu, et les échanges implicites d’une vie qui demeure « dans les plis » (selon le beau titre d’Henri Michaux). Par exemple la complicité des pieds avec les fragiles ponts de singes, que les Vietnamiens remplacent aujourd’hui par de solides maçonneries carrossables. Toute culture est affaire de corps, de lieu et de milieu – et il n’y a pas de corps standard, ni universel. Le dialogue tant souhaité entre les cultures serait-il lui-même affaire de connivence plus que de connaissance ? Et dirons-nous que celle-là soutient celle-ci dès nos communications les plus ordinaires ? Voyageur, traducteur, donc penseur, François Jullien ouvre dans chacun de ses livres des chemins qui mènent décidément quelque part

 

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- François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, par François Thomas.