Un ouvrage ambitieux qui reste avant tout un manuel, avec les atouts et les défauts inhérents au genre.

"Il arrive parfois que l'on finisse par écrire le livre que l'on a cherché en vain" annonce l'auteur, Jean-Pascal Daloz, en introduction. Ce livre introuvable qu'il s'est résolu à écrire se veut un ouvrage de synthèse sur la distinction des élites, ou plus précisément les manifestations symboliques de la supériorité sociale. Si Daloz qualifie son travail d' "essai de sociologie comparative", c'est néanmoins d'un manuel dont il s'agit avant tout, avec tous les avantages – clarté, concision, synthèse – mais aussi les défauts – superficialité, simplisme, redondance– inhérents au genre.

De fait, le but de l'ouvrage n'est pas de proposer un cadre d'analyse supplémentaire pour appréhender les pratiques de distinction des élites, mais de présenter différents auteurs ayant abordé la question, ainsi qu'un inventaire détaillé des moyens d'exprimer symboliquement sa position dominante dans la société.

Les grands auteurs de la sociologie et leurs "grandes théories"
 

Jean-Pascal Daloz répertorie tout une série d'auteurs et de travaux ayant abordé la question de la distinction des élites. Soulignons que l'usage du terme "distinction" ne traduit pas ici une volonté de discuter spécifiquement les travaux de Pierre Bourdieu.

Daloz commence par nous présenter ceux qu'il nomme les "précurseurs" : Spencer, Tarde, Veblen et Simmel. Ici, pas d'analyse de fond ni de présentation détaillée : il s'agit d'être "reader friendly"   , au risque d'être parfois schématique. Chaque auteur se voit consacré quelques pages – rarement plus de quatre – avec parfois des données biographiques et les points de leurs travaux qui concernent les pratiques de distinction des élites. On nous rappelle ainsi que Gabriel Tarde s'intéressait avant tout à la question de l'imitation et que Thorstein Veblen a mis en évidence le caractère essentiel de la consommation ostentatoire pour acquérir la reconnaissance sociale. Déjà à ce stade de la lecture on éprouve le sentiment de lire un catalogue. En effet, l'absence de problématisation générale et la volonté pédagogique de l'auteur d'être le plus exhaustif possible rendent la lecture de The Sociology of Elite Distinction parfois fastidieuse.

Après les précurseurs viennent les auteurs dont l'auteur considère les contributions comme majeures. Là encore les présentations d'Elias, Bourdieu, Goffman et Baudrillard apparaissent très (trop) succinctes, et ne peuvent que donner une vision appauvrie de leurs apports. Daloz nous présente également très rapidement des travaux post-modernistes (Baudrillard), psycho-sociologiques (Festinger) et économiques (Duesenberry) sur les pratiques des élites.

Il va ensuite s'appliquer à critiquer ces travaux, qu'il regroupe sous l'appellation de "grandes théories". En premier lieu, il leur reproche leur manque de cumulativité, chaque auteur agissant comme s'il redécouvrait tout sur la question. Selon Daloz, ceci est sans doute dû au fait que ces auteurs inscrivent pour la plupart leurs travaux sur les pratiques des élites dans un cadre d'analyse de la société plus large, et qu'il leur importe plus de faire coïncider les faits et leur théorie que de faire attention à ce qui a pu être écrit par d'autres. Deuxième type de reproche : ces auteurs se sont parfois livrés à des généralisations infondées et ont pu tomber dans le piège de l'ethnocentrisme. Thorsetin Veblen est ici mentionné pour ces deux défauts. Troisième problème : ces auteurs ont parfois tendance à taire les éléments empiriques qui iraient à l'encontre de la théorie avancée. C'est Norbert Elias qui tient ici le rôle du mauvais élève. Mais ses petites camarades Weber, Goffman et Bourdieu seront aussi critiqués par la suite – respectivement pour manque de précision, pour absence de contextualisation historique et culturelle et le dernier pour extrapolation hasardeuse.

Intéressé avant tout par la comparaison, Jean-Pascal Daloz se montre méfiant vis-à-vis des théories qui cherchent à mettre en évidence de grandes généralités, parfois au détriment de la diversité du réel. Il insiste donc sur la variabilité des façons de faire, et sur l'importance des variations liées au contexte culturel, historique mais aussi à l'environnement de l'acteur au moment où il agit. Par exemple, une personne ne se comportera pas de la même façon pour démontrer son statut si ceux qui l'entourent sont déjà conscients ou non de sa position.

Plus qu'un moyen de véritablement connaître les travaux des auteurs mentionnés, cette première partie sert donc avant tout de mise en garde contre les "grandes théories", au profit d'une attention accrue à la diversité des pratiques de distinction des élites.

Un inventaire des manières de faire des élites

L'auteur consacre ensuite une partie à ce qu'il nomme les "manifestations clés" de la distinction. Il s'agit ici de mettre en évidence les principaux moyens par lesquels les élites peuvent manifester leur position, ce qui dans les faits se traduit par une entreprise un peu démesurée d'inventorier et de classer tout un ensemble de pratiques. Paradoxalement, alors que l'auteur insiste tout au long de l'ouvrage sur la diversité, la complexité du réel et les dangers de la généralisation, l'exercice périlleux de la classification  l’entraîne souvent à des généralisations pour le moins contestables. On retrouve de nombreuses fois des tournures comme "les élites aiment bien ceci" ou "quand on observe les élites, on remarque fréquemment cela", en l'absence de toute contextualisation. On peut d'ailleurs regretter qu'à aucun moment de l'ouvrage l'auteur ne donne de définition, même a minima, de ce qu'il entend par "élite".

Afin de mettre en oeuvre cette présentation des pratiques, de tout temps et en tout lieu, Jean Pascal Daloz s'appuie sur des travaux d'autres chercheurs, mais souvent de manière allusive, se contentant parfois même d'un "de nombreux travaux montrent que". Il nous présente ainsi toute une série de biens de consommation ostentatoires, commençant par les ornements tels les bijoux ou encore les talons que portaient les monarques de la Renaissance pour paraître plus grands. Là encore les présentations sont rapides, les analyses peu fouillées. "Nous n'avons de toute évidence ici pas suffisamment d'espace pour examiner tous ces éléments en détail", justifie l'auteur   . Après les ornements, il en vient au domicile, rappelant notamment que pendant des siècles, dans des villes comme Paris, la différenciation sociale était liée au niveau plus qu'au quartier. Les gens pauvres étaient relégués aux mansardes ou aux sous-sols tandis que les riches bénéficiaient du premier et deuxième étage. Viennent ensuite les moyens de transport, puis la gastronomie. Pour chaque type de bien étudié, l'auteur prend toujours soin de rappeler que l'on est confronté à une grande diversité de situations.


Après les biens, l'auteur présente les signes corporels, incarnés, tels que la confiance en soi, les bonnes manières, l'apparence physique ou encore la culture et les compétences linguistiques. L'inventaire se clôt par les manifestations indirectes de supériorité, via une tierce personne : membres de la famille, serviteurs ou encore épouse ou maîtresse, qui doit à la fois être belle et porter les signes extérieurs de richesses.

La troisième partie de l'ouvrage revient sur l'historicité des pratiques de distinction des élites. A nouveau, l'auteur insiste sur la nécessaire prise en compte de la variabilité des pratiques.

Peut-on vraiment faire une sociologie des "pratiques de distinction des élites" ?

A ce stade de la présentation, on peut se demander quel est vraiment le sens de l’ouvrage. Il est bien loin le temps où les auteurs produisaient de grandes fresques évolutionnistes sur les sociétés. Plus personne aujourd'hui n’écrit sur "les élites" en général, indépendamment d’un contexte social et historique donnée, et les travaux actuels distinguent différents sous-groupes, selon qu’il s’agisse d’élites économiques, administratives, politiques. Certes, on comprend que dans un ouvrage destiné avant tout aux étudiants, l’auteur cherche à mettre en garde contre les généralisations abusives. Mais par l’objet même de l’ouvrage, "la sociologie des pratiques de distinction des élites", sans mention de lieu ni d'époque, l'auteur n'est-il pas en train de faire ce contre quoi il s'élève ? Dans sa tentative de penser en même temps l'ensemble des configurations, l'auteur tombe parfois dans la généralisation si décriée et en arrive à poser des questions pour le moins vagues, comme à savoir "dans quelle mesure les élites sont[-elles] ouvertes à la nouveauté" ?  

Remarquable par sa richesse et le nombre de références convoquées, l'ouvrage peut servir d'introduction à un étudiant qui s'intéresse aux élites, ou ouvrir des pistes à des chercheurs afin éclairer leurs objets d’étude à la lueur d'autres terrains. Néanmoins, la volonté de rester le plus clair possible conduit l'auteur à beaucoup de schématisation, si bien que l'on peut être frustré par la rapidité des analyses. En outre, le rejet de tout cadre théorique – si ce n'est l'idée peu révolutionnaire que le réel est divers - montre ici ses limites puisque l'ouvrage s'apparente bien souvent à une collection de faits empiriques, sans aucune cohérence entre eux