Dans le cadre du partenariat de nonfiction.fr avec le site cartessurtable.eu , retrouvez une fois par semaine sur nonfiction.fr un article qui revient sur un sujet au coeur de l'actualité du débat d'idées. Cette semaine, voici une contribution de Julia Cagé sur la crise grecque.

 

 

La crise grecque, ou l’art de la tragédie jusque dans le détail respecté.

Les trois unités : unité de lieu, la Grèce (comme il se doit) ; unité de temps, l’année (plutôt que la journée) ; unité d’action, la lutte acharnée d’un gouvernement contre une faillite annoncée.

Les bienséances : la Grèce s’engage à ramener son déficit de 12,7% en 2009 à 8,7% en 2010, et à se rapprocher ainsi des exigences du Pacte de stabilité et de croissance.

La vraisemblance : celle de l’union économique et monétaire européenne en premier lieu, que la Grèce a d’une certaine manière préservée en renonçant à faire appel au fond monétaire international.

Le décor étant planté, la pièce peut commencer. Trois actes, une triple tragédie : le Mensonge initial, trouvant sa source dans l’Andromaque d’Euripide ; la Forme accélérée du temps, ou La Guerre de Troie n’aura pas lieu version XXIe siècle ; Crime et châtiment pour terminer, car le couperet finit par tomber avec le rideau final.
 

Acte I Le Mensonge Initial

George. -- Hélas ! Tu m’as circonvenue par la ruse ; je suis trompé !
Constantin. -- Annonce-le à tous ; je ne le nierai pas.
George. -- Voilà donc ce qui est légitime parmi vous qui êtes conservateurs ?
Constantin. -- Et parmi ceux qui ont perdu le pouvoir et qui se vengent d’avoir été outragés.

Le mensonge de l’ancien premier ministre conservateur grec, Constantin Caramanlis, aura couté cher à son successeur, George Papandreou, et à l’ensemble de la population, aujourd’hui dans la rue. Papandreou le social démocrate, arrivé au pouvoir en Grèce avec un programme de relance des mieux ficelés, mais assommé par l’ampleur d’un déficit qu’avait masqué le gouvernement auquel il succédait.

Recevant en héritage des années de pouvoir conservateur un déficit plus de deux fois supérieur à celui annoncé par des statistiques manipulées, le gouvernement social démocrate de George Papandreou n’a d’autre choix que d’engager un plan d’austérité et de restriction budgétaire. L’étau des contraintes financières, resserré par le comportement opportuniste des agences de notation, est trop fort. La Grèce est à feu, et Papandreou n’a que peu de marges de manœuvre pour éviter que demain elle soit à sang.
Papandreou, qui doit maudire Caramanlis en se remémorant Marc Twain – "il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques".
 

Acte II La forme accélérée du temps.


Nicolas. -- La Grèce ne fera pas faillite, Angela !
Angela. -- Je te tiens un pari Nicolas.
Nicolas. -- Cet envoyé des Grecs a raison. On va bien le recevoir. On va soutenir la Grèce. Garantir sa dette publique. Et si nécessaire lui fournir une aide financière.
Angela. – On va le recevoir grossièrement. On ne la soutiendra pas. Et la Grèce fera faillite.

Un taux de chômage de 10,6% en novembre 2009. Un déficit public représentant 12,7% du PIB. Une dette publique de l’ordre de 294 milliards d’euros. La Grèce obligée d’emprunter en 2010 sur les marchés financiers 53 milliards d’euros, l’équivalent de 20% de sa richesse nationale.
Les événements s’accélèrent, l’explosion sociale menace, la catastrophe semble inéluctable… à moins que l’Europe économique ne sache se montrer solidaire et se décide à intervenir. Or la Grèce est menacée de faillite et les Européens attendent sans prendre de mesures concrètes.

Les Etats membres se réunissent pour dire leur soutien, expriment leurs exigences, et s’en tiennent à ces paroles.
France et Allemagne s’accordent, se désaccordent, réduisent leur appui au Premier ministre grec au strict minimum pour tenter d’afficher une façade commune mais déjà lézardée.
Une épée de Damoclès reste suspendue sur la tête de la Grèce. Et trop longtemps suspendue, elle finira un jour par tomber. Et ce jour là il est à craindre qu’à travers la Grèce, ce soit le projet européen lui-même qui soit touché.

Acte III Crime et Châtiment

Non, non, la vie, ça ne s'accorde qu’une seule fois, et je n'en connaîtrai jamais d'autre :  je ne veux pas attendre le "bonheur général"... Je veux vivre moi-même, ou bien, alors, j'aime autant ne pas vivre du tout ! Et puis, quoi, après tout ? J'ai  uniquement refusé de passer mon chemin, devant  ma mère affamée, en serrant mon euro dans ma poche, dans l'attente du "bien-être général". - Voyez, bonnes gens - aurais-je pu dire - je porte ma petite pierre, pour l’édifice du bien-être général, et de ce fait mon cœur est en paix...

Mais, depuis quinze jours, Union européenne et institutions financières internationales se réjouissent à nouveau. L’austérité est décrétée. Gel des retraites, augmentation de deux points de la TVA, augmentation des taxes sur les alcools et les cigarettes, réduction de 40% du treizième mois et de 60% du quatorzième mois des salariés de la fonction publique.
Et voilà que les Grecs descendent dans la rue. Non pour défendre leurs privilèges comme le disent trop vite tous ceux qui les montrent du doigt. Mais parce que la situation sociale grecque est catastrophique : le coût de la vie augmente alors même que les salaires baissent. Manifester, pour faire entendre sa voix. Manifester, pour refuser le châtiment quand la faute ne leur appartient pas.

Pourtant, les Grecs ne sont-ils pas "coupables" ? Après tout, s’ils consomment plus qu’ils ne produisent – s’ils vivent toute l’année au Club Med, comme on a pu l’entendre dans la bouche de commentateurs mal avisés –, et bien tant pis pour eux ! Ils n’ont qu’à se serrer la ceinture à présent. On ne va quand même pas pleurer pour des voisins trop dépensiers ! On ne va pas mettre la main à la poche si son voisin ne sait pas gérer son budget ! Tristes paroles dans la bouche d’Européens…

Surtout quand l’on connaît le rôle joué non seulement par les agences de notation, mais également par l’Union européenne elle-même, dans l’aggravation de la crise financière grecque. En dégradant, en décembre 2009, la note de la dette publique à long terme grecque, Standard & Poor’s et Fitch Ratings ont mis le feu en poudre. En rehaussant ses critères d’éligibilité pour le rachat des titres de créances collatéraux, la BCE a amplifié la crise.
Hier en partie à l’origine de la crise grecque, les institutions européennes se révèlent aujourd’hui impuissantes à assurer un contrôle efficace du dérapage.

Alors soyons clair : si la tragédie grecque inspire aujourd’hui la terreur, elle appelle aussi la solidarité. Il est facile de manquer de pitié. Mais combien de temps pourra-t-on ignorer que derrière les chiffres et les statistiques, un véritable drame humain est en train de se jouer ?
Drame d’autant plus oppressant que les Grecs, à peine réchappés de la tragédie, pourraient se voir enfermés dans la fable. Car le néolibéralisme économique est cigale pour les plus gros (traders), mais fourmi pour les petits. Et sa prochaine réponse face au désespoir d’un peuple grec dans la rue est malheureusement déjà connue : "Vous chantiez ? j’en suis fort aise : Et bien ! dansez (le sirtaki) maintenant."