Un livre sur le comportement animal appelé à faire date dans l'histoire de la philosophie animale française.

Chacun se souvient des célèbres mots du Cardinal de Polignac adressés à l’orang-outan du Jardin des Plantes, tels que Diderot, entre autres, nous les a rapportés : "Parle et je te baptise !". L’interpellation parle d’elle-même : Polignac n’adressait pas une question à la bête, pas plus qu’il ne lui donnait un ordre. Ce cartésien n’attendait aucune réponse. L’affirmation par l’homme de sa propre différence prend la tournure de la dénégation. Ce n’est pas lui qui se dit autre que la bête, c’est la bête elle-même qui dit toujours cette différence, sans la dire, précisément parce qu’elle ne dit rien.


Voilà un bel exemple de procédé destiné à constituer les animaux comme des êtres muets, incapables d’opposer autre chose que le silence du vaincu, parce qu’on les fait participer à une expérience qui est conçue de telle sorte qu’ils n’ont aucune chance de manifester les compétences, les talents d’organisation et de relations qui sont les leurs. Comme le faisait remarquer très justement Georges Canguilhem, auquel une belle étude est consacrée dans le volume dont nous allons parler : « Sans doute l’animal ne sait-il pas résoudre tous les problèmes que nous lui posons, mais c’est parce que ce sont les nôtres et non les siens »   .


L’étude du comportement animal semble s’être longtemps conformée à ce type de procédure expérimentale où les résultats obtenus nous instruisent bien moins sur ce qu’est censée être la réalité de la vie subjective des animaux étudiés que sur les préjugés multiples qui habitent l’expérimentateur, qu’il soit naturaliste, éthologue ou psychologue, et sur les biais méthodologiques qui affectent sa démarche. Le remarquable volume recueillant des travaux venus d’horizons très différents (de la phénoménologie à l’écologie comportementale, en passant par le droit, la sociologie et la biologie, etc.) que dirige Florence Burgat vient à point nommé pour faire le bilan des avancées récentes dans le domaine de la compréhension du comportement animal (lesquelles prennent appui sur des travaux parfois anciens), dans une perspective qui laisse volontairement de côté les données factuelles des savoirs positifs pour se consacrer à un travail plus fondamental organisé autour de trois axes, lesquels déterminent aussi bien la structure du livre.


Une réflexion sur l’essence du comportement animal


En bonne méthode ne convient-il pas de s’interroger en priorité sur ce qu’est un comportement avant d’élaborer un protocole d’observation des séquences comportementales jugées dignes d’être étudiées ? Or, la difficulté tient précisément à ceci qu’il y a contradiction à vouloir saisir un comportement en tant que tel tout en commençant par ne pas respecter la façon dont il se donne, en le fractionnant en séquences, en l’atomisant,  en isolant chaque mouvement de l’ensemble dans lequel il prend place et qui seul lui confère une signification. La réduction du comportement à l’un des éléments qui entrent en jeu dans ses manifestations (mécanismes physiologiques, programme génétique, opérations cognitives, etc.) – opération qui rend assurément très commode les études empiriques en permettant de circonscrire clairement leur objet – , n’a-t-elle pas pour effet d’invalider les résultats de l’enquête dans son ensemble dans la mesure où l’objet de l’étude est une pure construction intellectuelle dénuée de tout référent réel ?


Ainsi que s’efforcent de le montrer plusieurs contributeurs de ce volume dans la première section de l’ouvrage, le béhaviourisme, la théorie des réflexes conditionnés de Pavlov et autres théories causalistes, présentent ce défaut commun de chercher à expliquer un comportement en le traitant comme  "la résultante d’un faisceau et d’un jeu de combinaisons et d’interactions de réflexes"   , en négligeant tout à fait le rapport spécifique de l’organisme vivant avec son environnement qu’il contribue à constituer, qu’il organise, et auquel il réagit de manière créatrice. Ainsi que le montre Thomas Droulez dans l’une des études les plus brillantes de cette section, l’animal se révèle capable d’extraire des informations de son environnement "en sortant du cadre des covariations réflexes entre stimuli et réponses stéréotypées pour agir de manière adaptée et ajustée à des événements imprévus"   , ce qui implique de sa part une ouverture au monde, une façon d’être aux aguets, comme l’avait déjà dit Leibniz, face aux accidents et obstacles de son environnement en perpétuel changement.


Il est clair que pour penser le comportement animal de cette manière, il faut se donner une compréhension autrement plus fine, plus holistique, structurale ou totalisante, des relations d’ensemble que l’être vivant est capable de nouer avec l’environnement au sein duquel il évolue. Plusieurs penseurs y ont travaillé, et c’est à eux que le lecteur est constamment renvoyé dans cette section : il s’agit de Maurice Merleau-Ponty, Georges Canguilhem, Kurt Goldstein, Erwin Straus, Viktor von Weisaeker et Frederik Buytendijk.


Une réflexion sur les conditions de possibilité de connaissance du comportement animal


De quelle manière cette approche est-elle de nature à modifier la façon dont le comportement animal est étudié en laboratoire ou dans son milieu naturel ? Soit cette situation "protocolaire" qui fait l’ordinaire des recherches effectuées en psychologie cognitive : un sujet (mettons, un chien) est placé au sein de situations préalablement organisées par des expérimentateurs qui observent la répétition d’un comportement en vue de résoudre un problème particulier (par exemple obtenir un morceau de nourriture caché dans un container). "L’objectif", explique Marion Vicart dans un bel article consacré à ces questions   , "est de mesurer la variation du comportement animal soumis à tel ou tel facteur pour ensuite configurer une sorte de modèle stabilisé de schèmes comportementaux, c’est-à-dire un modèle à portée générale capable de se répéter au sein de n’importe quel groupe de la même espèce et avec n’importe quel individu".




Or, pourrait-on se demander, que peut-on bien observer dans de telles conditions lorsque l’animal est placé au sein d’un petit fragment d’espace-temps sans aucun rapport avec le milieu dans lequel l’animal évolue habituellement ? L’inadéquation épistémologique entre une méthode (qui vaut pour les sciences de la nature où les chaînes causales sont seules à l’œuvre) et son objet (l’animal pris dans une vie de relation) est flagrante. Le problème est qu’il y a un lien entre cette façon de comprendre et d’étudier le comportement animal et la manière dont l’on se prononce sur le « bien-être » des animaux élevés de manière industrielle, c’est-à-dire dans des conditions telles que l’expression des comportements les plus élémentaires se voient empêchés.


C’est ainsi que les animaux d’élevage sont confinés dans des cages, éventuellement aménagées, où ils ne peuvent ébaucher que quelques bribes de comportements (un petit coin où gratter, une baguette où se percher, etc.). Les comportementalistes qui proposent ce type d’aménagement semblent être victimes de ce que Robert Dantzer appelle un « réductionnisme forcené », où la référence dominante est devenue les neurosciences et la biopsychobiologie, donnant naissance à l’endocrinologie comportementale, la psychoneuroendocrinologie, etc. "Dans tous les cas", conclut-il, "l’approche dominante est celle d’un cerveau qui détermine en totalité le comportement". On oublie ainsi toujours plus que "le comportement ne prend pas place dans le vide ou en simple réponse aux stimulations extérieures. L’organisme est habité en interne d’un mouvement d’ouverture sur son monde environnant. Il est en quelque sorte avide de sensations"   .


Les enjeux moraux et politiques de la réflexion


Le lien des réflexions précédentes avec les questions proprement morales et politiques est assez apparent. En effet, les études commanditées par diverses institutions (instituts de recherche, instances européennes, filières professionnelles de productions animales) au sujet du comportement animal pèsent lourd dans les décisions du législateur qui doit édicter les normes de détention et d’utilisation des animaux.


La voie du "réductionnisme forcené" a triomphé, et ce triomphe devient préoccupant lorsque l’on songe qu’il en va des conditions de vie de millions de mammifères et d’oiseaux destinés à la consommation. C’est à la biologie du comportement, et à l’équation "bien-être = adaptation = absence d’hormone et de stress", qu’est laissée la détermination des besoins éthologiques des animaux observés dans des conditions de contention et de claustration qui sont les leurs en élevage industriel. Comment peut-on mesurer le bien-être d’un animal ? Le verdict de la présence ou de l’absence de telle ou telle substance dans le sang tombe comme un couperet. Comme l’écrivait magnifiquement Hans Jonas, l’industrie alimentaire a poussé à sa dernière extrémité "l’avilissement d’organismes doués de sens, capables de mouvement, sensibles et pleins d’énergie vitale", en les réduisant "à l’état de machines à pondre et de machines à viande, privés d’environnement, enfermés à vie, artificiellement éclairés, alimentés automatiquement"   .


Il ne faut donc pas méconnaître que le projet visant à restituer l’expérience et la subjectivité des animaux, que poursuit pour son propre compte Florence Burgat depuis de nombreuses années, soulève des enjeux qui ne sont pas seulement d’ordre descriptif, phénoménologique ou métaphysique. Ainsi qu’elle l’indique dans la remarquable Introduction du volume, le meilleur moyen de ruiner les conclusions auxquelles sont parvenues certaines recherches bien connues du grand public, démontrant que "les poules préfèrent les cages", ou que "le gavage exploite une faculté naturelle", que "les oiseaux sont contents de se faire gaver", etc., dont l’on voit aisément quel profit peuvent en tirer les filières commerciales, n’est pas de protester au nom des sentiments d’humanité et de compassion, mais d’attaquer de front la démarche épistémologique qui est au fondement de ces études.


Et dans cette perspective, Kurt Goldtsein se révèle bien plus utile que Jean-Jacques Rousseau ou que Peter Singer : "On expose l’organisme", écrit-il dans son œuvre majeure, "à des excitations isolées en s’ingéniant aussi par ailleurs pour agencer les conditions expérimentales de telle façon que le phénomène qui correspond à une excitation donnée puisse se dérouler dans un isolement aussi parfait que possible. Ce principe ne peut être appliqué dans des conditions idéales que si l’on détache de l’organisme total cette partie que l’on veut examiner"   . Où il apparaît que le rappel d’un principe de méthode vaut bien une leçon de morale    

 

* À lire aussi sur nonfiction.fr :

- Collectif, Revue Pouvoirs: "Les animaux", n°131 (Seuil), par Blandine Sorbe