La correspondance et les souvenirs d’un des amis le plus proche de Wittgenstein. Un document de première importance sur la naissance de sa philosophie, mais aussi sur la mort de la Mittel-Europa.

« N’oublie jamais, lorsque tout va bien, que rien n’oblige à ce qu’il en soit ainsi. » Gottfried Keller, une des citations favorites de Wittgenstein.

La correspondance entre Wittgenstein et Paul Engelmann est un document de première importance sur la naissance de la philosophie de Wittgenstein, mais aussi sur la mort de la Mittel-Europa. La période de la Grande Guerre est en effet un tournant décisif pour Wittgenstein, en même temps que le tombeau de l’Empire austro-hongrois. Comme l’a remarqué Brian McGuinness, on peut dire que de 1914 à l’Anschluss, la vie personnelle de Wittgenstein reflète dans une certaine mesure les événements qui se déroulaient en Autriche.   En 1914, Wittgenstein a 25 ans, il a eu le temps de passer d’une carrière d’ingénieur à l’étude des fondements des mathématiques et de la philosophie, de rencontrer Russell et Moore, de les éblouir par ses découvertes logiques « vraiment étonnantes », puis de se brouiller avec eux et de quitter Cambridge pour se retirer en Norvège. La guerre éclate alors qu’il est à Vienne, notamment pour régler la distribution — anonyme — de son héritage à des artistes et écrivains (le père de Wittgenstein, mort en 1913, avait bâti une des premières fortunes d’Autriche) et il s’engage immédiatement comme simple soldat. En 1916, il quitte le front oriental, envoyé par l’armée à Olmütz, au nord de la Moravie, pour y suivre une formation d’officier d’artillerie. Il y rencontre Paul Engelmann (1891-1965), un jeune architecte, élève d’Adolf Loos, que Wittgenstein avait connu en 1914 (Loos a été l’un des bénéficiaires de l’héritage avec, notamment, Rilke, Trakl et Kokoschka). Outre les lettres échangées par Wittgenstein et Engelmann de 1916 à 1937   , le livre, publié en allemand en 2006, comprend les « Souvenirs de Wittgenstein » d’Engelmann, et divers documents du fonds Engelmann, conservé à Tel-Aviv, où Engelmann avait émigré en 1937.  

C’est une période de tourment créateur et existentiel pour Wittgenstein, qui travaille au chef d’œuvre de « philosophie négative » (G.-G. Granger) que sera le Tractatus logico-philosophicus, achevé en 1919 et publié en 1921. Bien que Engelmann soit étranger à la philosophie et aux révolutions logico-mathématiques dont Wittgenstein est partie prenante, il est sur un autre plan en prise directe avec la recherche et la personnalité de Wittgenstein, en particulier avec la dimension éthique et esthétique du Tractatus. En témoigne par exemple cette réaction à un poème de Uhland qu’Engelmann lui a envoyé : « le poème est vraiment magnifique, écrit Wittgenstein, il en est ainsi : si on ne cherche pas à exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu. L’inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l’exprimé ! »   L’empathie entre les deux hommes produit des résultats précieux. Wittgenstein se livre avec Engelmann comme avec personne d’autre : « l’usage que j’ai de mon entendement quand je suis avec vous me procure  quand même un certain apaisement. »  

La perspective non philosophique d’Engelmann est éclairante, car elle est en harmonie avec l’extériorité de Wittgenstein lui-même avec la philosophie, son « objection de principe à l’endroit du chemin philosophique »   , le peu de cas qu’il faisait (ou affectait de faire) de l’histoire de la philosophie, et inversement l’importance pour sa philosophie d’écrivains (Kraus, Keller), de scientifiques (Hertz), d’artistes (Loos). Engelmann souligne, et probablement n’a pas découvert seul, les affinités de Wittgenstein avec Kierkegaard et avec Pascal. Cela lui a permis de comprendre ce qui est arrivé à Wittgenstein quand il a tourné le dos à la philosophie pendant près de dix ans après la publication du Tractatus, exerçant successivement comme jardinier dans la banlieue de Vienne, instituteur en Basse-Autriche, et architecte. Wittgenstein est en effet le principal concepteur du palais Stonborough construit à Vienne pour sa sœur Gretl, et commandé au départ… à Engelmann. Engelmann ne dit presque rien de cette collaboration, sinon qu’il n’a eu aucun grief d’amour propre à l’égard de Wittgenstein pour s’être approprié ce projet.

Avec beaucoup de perspicacité, il rapporte à l’expérience de l’enseignement primaire de Wittgenstein à Trattenbach le fait qu’il soit « plus tard passé maître dans l’art de poser des questions ».   Bien des pistes suggérées par Engelmann ont été confirmées et amplifiées avec les publications ultérieures du Nachlass de Wittgenstein, qu’Engelmann ignorait, ainsi l’importance dans sa vie de la musique et de la comparaison entre musique et langage, qui est une des clés de sa philosophie de la psychologie.   On pourrait comparer la qualité de la compréhension de Wittgenstein par Engelmann à celle des premiers enregistrements d’œuvres de Mahler ou de Schönberg : à côté des interprètes d’aujourd’hui, familiers de ce langage musical, les musiciens donnent parfois l’impression d’ânonner, mais on entend aussi la proximité de la création, une familiarité d’un autre ordre, avec le monde du compositeur. De ce point de vue, le chapitre consacré à Kraus, Loos et Wittgenstein est un des plus riche, éclairant les connexions entre la philosophie de Wittgenstein et les thèmes « viennois » de la critique du monde moderne et de l’exigence d’éthique dans l’art chez Kraus et Loos. Ainsi dans cette remarque opposant l’éthique anti-ornementale de Loos et l’esthétique du Bauhaus : « ils font de la simplicité une obsession fétichiste ; ils s’ornent eux-mêmes de l’absence d’ornements ». Le but de Wittgenstein, écrit Engelmann, « est aussi le but de Kraus et Loos de maintenir cette distinction, qui est maintenant perdue et que notre époque ne peut plus comprendre, entre la sphère supérieure et la sphère inférieure », ce qu’ils ont en commun est « leur effort pour séparer et diviser correctement. »  

Longtemps avant que cela ne devienne un thème privilégié des études wittgensteiniennes, Engelmann s’interrogeait sur la continuité entre le « premier » et le « second » Wittgenstein, en dépit du contraste entre le Tractatus et les Recherches philosophiques. Il se demande dans quelle mesure la conception du langage comme jeu dans les Recherches (la signification c’est l’usage) rompt avec la théorie représentationnelle du Tractatus, et il repère une continuité dans la permanence du thème de l’inexprimable et de l’impossibilité de se placer à l’extérieur des limites du langage. La crispation du Tractatus sur l’indicibilité de la relation entre le langage et le monde sera répudiée par Wittgenstein, mais non l’idée qu’il y a de l’inexprimable. 

C’est pourquoi, bien qu’il n’entre guère dans la substance philosophique des énoncés de Wittgenstein sur le langage et le monde, Engelmann se montre un guide très sûr sur le sens si déroutant du Tractatus. Ainsi quand il évoque le rôle crucial pour Wittgenstein du « choix des termes », dont peut dépendre « le succès de son entreprise philosophique », le pouvoir du « mot juste »,   . De même que pour Gottfried Keller, « l’un des seuls grands poètes que Wittgenstein aimait intimement », « sa véracité ne lui permettait pas d’adopter un ton supérieur à ses émotions, ne serait-ce que d’une vibration. »