L'un des grands noms du marché de l'art new-yorkais dans la seconde moitié du vingtième siècle, Leo Castelli (1907-1999) fait l'objet d'une biographie admirablement documentée d'Annie Cohen-Solal.

De l'expressionnisme abstrait à l'art conceptuel, la figure de Leo Castelli (1907-1999) a dominé ce qu'il faut bien appeler le marché de l'art dans la seconde moitié du vingtième siècle en Amérique – période cruciale puisque c'est alors que l'art américain s'est enfin affranchi de tout complexe d'infériorité par rapport à l'Europe, Paris perdant, dans le même temps, sa suprématie au profit de New York. C'est dire l'intérêt de la biographie que consacre à cet acteur privilégié Annie Cohen-Solal, dont chacun connaît la remarquable biographie de Sartre, parue en 1989, mais qui elle-même connaît bien l'Amérique, ayant été conseiller culturel français à New York au début des années 1990.
Leo Castelli nait à Trieste le 4 septembre 1907. Ernesto Krausz, son père, originaire de Siklos en Hongrie, est directeur adjoint de la succursale triestine du Credit Anstalt de Vienne ; sa femme Bianca, dont Leo Castelli adoptera le nom, appartient à l'une des grandes familles juives, toscane d'origine, de ce grand port cosmopolite alors rattaché à l'empire austro-hongrois. Annie Cohen-Solal, à bon droit fascinée par cet arrière-plan – ce n'est pas sans raison que le livre s'intitule Leo Castelli et les siens –, retrace un portait riche et vivant du milieu où a grandi le futur galeriste. Après avoir passé à Vienne les années de la Première Guerre mondiale, les Krausz regagnent en 1918 un Trieste désormais italien, où le jeune Leo poursuit ses études, tandis que son père est devenu l'un des principaux banquiers de la ville, statut qu'il perdra avec la promulgation par Mussolini des lois antisémites de 1938. Après avoir fait son droit à Milan, Leo Castelli passe quatre ans à Bucarest en tant qu'employé d'une compagnie d'assurances italiennes. C'est là qu'il épouse en 1933 Ileana Schapira – la future Ileana Sonnabend (1914-2007) – fille d'un riche entrepreneur local. Le couple, qui en tant que couple sera vite désuni (ils finiront par divorcer en 1958) sans cesser pour autant de former, dans le monde de l'art, un partenariat à vie, s'installe à Paris en 1937. C'est à Paris, en 1939, que commence la véritable carrière de Leo Castelli lorsqu'il crée, place Vendôme, en collaboration avec René Drouin, la galerie d'art moderne qui porte le nom de ce dernier. Ils y exposent Leonor Fini (amie d'enfance à Trieste), Eugène Berman, Max Ernst, Millie Oppenheim, Pawel Tchelitchew. La guerre interrompt aussitôt ces activités. Grâce à son beau-père, Castelli, accompagné de sa femme et de sa fille, réussit à gagner New York en mars 1941. Ses parents à lui n'auront pas cette chance : après avoir passé à Budapest, dans la clandestinité, les années de la guerre, ils mourront lors du siège de la ville par les armées soviétiques.
Après avoir repris ses études à l'Université Columbia. Castelli retrouve l'Europe en 1945 au titre de sergent dans l'armée américaine, ce qui lui permet d'être naturalisé citoyen américain l'année suivante. Tout en gagnant sa vie comme directeur d'usine, Castelli commence à collectionner sérieusement l'art contemporain et se mêle à la vie artistique de la métropole. Entre 1947 et 1953, originellement par le biais de la galerie Drouin (qui sera liquidée l'année suivante), il fait ses armes comme courtier de la veuve de Kandinsky, non sans entrer dans des difficultés avec cette dernière, qu'évoque un chapitre pittoresque du livre. En 1951, à la galerie Sidney Janis, dans la 57e Rue, Castelli organise l'exposition " Young U.S. and French Painters ", qui fera date : De Kooning, Kline, Pollock, Rothko y voisinent avec Dubuffet, Lanskoy, Soulages et Staël. Les expressionnistes abstraits, qui ne constituent en aucun cas une école même s'ils sont regroupés par la critique sous cette bannière, Castelli les fréquente au club qui se réunit de 1950 à 1955 dans la 8e Rue. Il les expose en 1951, dans un local ad hoc, au Ninth Street Show, qui connaît un grand retentissement. Enfin, en février 1957, au 4 East 77th Street, Castelli ouvre sa propre galerie qui va faire de lui, selon l'expression d'Annie Cohen-Solal, " le leader absolu de l'art américain " pendant les trois (sinon quatre) décennies suivantes.

En avril 1957, Castelli fait la connaissance de deux jeunes artistes – alors amants, mais le lecteur qui l'ignore devra le lire entre les lignes – , Jasper Johns et Robert Rauschenberg, alors âgés respectivement de 27 et 32 ans. Des deux, c'est Johns à qui Castelli offre sa première exposition solo en janvier-février 1958. Rauschenberg le suit le mois suivant. Six ans plus tard, l'attribution du Grand Prix de la Biennale de Venise à Rauschenberg consacrera définitivement la domination de l'art américain sur la scène internationale. Dans cet épisode, raconté avec brio par Annie Cohen-Solal, Castelli a joué un rôle majeur, d'éminence grise, en quelque sorte, puisque le commissaire de l'exposition des artistes américains (outre Rauchenberg et Johns, y figurent John Chamberlain, Jim Dine, Kenneth Noland et Frank Stella) était Alan Solomon, directeur du Jewish Museum. Les citations de la presse française de l'époque  constituent un joli sottisier où se distinguent Alain Bosquet et Jean-François Revel. Mais, comme le souligne l'auteur à juste titre, les musées et collectionneurs français ont mis, eux aussi, beaucoup plus de temps à s'intéresser aux artistes pop que le reste de l'Europe, et ce, malgré la galerie ouverte à Paris par Ileana et Michael Sonnabend dès 1962. Vieil atavisme anti-américain de la France gaullienne, définie ici sans charité comme un " ancien empire colonial dirigé par un vieux général en retraite " ? L'auteur tient à rappeler néanmoins – et on comprend que, sartrienne, elle y tienne – que Les Temps modernes étaient une brillante exception dans ce lamentable concert.  

Outre Johns et Rauschenberg, la liste des artistes de l'« écurie » Castelli est impressionnante : Chamberlain, Noland et Stella, qu'on vient de nommer, Cy Twombly, Roy Lichtenstein, James Rosenquist, Ellsworth Kelly, Donald Judd, Christo, Dan Flavin, Richard Serra, Ed Ruscha, Claes Oldenburg, Bruce Nauman, pour n'en mentionner qu'une petite poignée. Curieusement, Andy Warhol a bien failli ne pas faire partie du lot : c'est Walter Hopp et Irving Blum qui présentent sa première exposition solo en juin 1962, comme ce sera Ileana Sonnabend qui le présentera au public parisien en janvier 1964, devançant l'exposition Warhol que son ex-mari présente enfin à New York en décembre de la même année. Mais l'influence de Castelli ne joue pas que dans la capitale culturelle américaine : elle s'exerce par un réseau d'alliances, sur tout le territoire ainsi qu'en Europe, avec des galeries satellites (Sonnabend et plus tard Templon à Paris, Sperone à Turin, Zwirner à Cologne, James Mayor à Londres etc.) que le collectionneur et galeriste Joe Helman compare, en des termes qu'Annie Cohen-Solal reprend à son compte, à la diplomatie des ducs de Savoie.

En 1971 Castelli, quittant l'Upper East Side, s'installe dans un immeuble de quatre étages au 420 West Broadway. Une nouvelle fois il fait preuve de prescience, car SoHo est alors loin d'être le quartier bourgeois-bohème que nous connaissons aujourd'hui. Ce transfert, bientôt suivi de l'ouverture d'autres galeries downtown (l'une en partenariat avec Larry Gagosian, qui a fait brillamment son chemin depuis), marque l'apogée du règne de Castelli. Dans les années 1980, sans nullement envisager de prendre sa retraite (l'auteur de ses lignes peut attester que dans les années 1990 on le voyait encore recevoir dans sa galerie le samedi après-midi, avec une courtoisie digne de la vieille Europe, les visiteurs connus ou anonymes), il doit partager le pouvoir avec d'autres. Ensuite viendront les honneurs – dont une rosette d'officier de la Légion d'honneur, remise par François Mitterrand à l'Élysée en 1991, à laquelle l'auteur du livre reconnaît qu'elle n'était pas étrangère – et la mort en pleine gloire, et toujours en pleine activité, à 92 ans, le 19 août 1999. Dans une postface émouvante, Annie Cohen-Solal évoque l'hommage rendu par le Met en octobre 2008 à Rauschenberg, aujourd'hui tenu à raison comme l'un des plus grands noms de l'art américain de l'après-guerre, et dont la carrière n'aurait peut-être pas connu le même retentissement sans l'intervention du galeriste triestin.
Le livre d'Annie Cohen-Solal est une splendide contribution à la connaissance et à la compréhension de la montée de l'art américain à partir des années quarante et cinquante. Au chapitre des broutilles, on regrettera que les traducteurs des nombreux (et passionnants) témoignages oraux commettent tant d'anglicismes – et que le transcripteur d'un de ces enregistrements (?) n'ait pas reconnu le nom du dadaïste Richard Huelsenbeck, mentionné p. 217.   Que ces remarques triviales ne soient pas perçues comme une quelconque réserve sur un travail qui se lit avec autant d'intérêt que de plaisir. Admirablement choisie, l'abondante iconographie lui donne encore plus de prix