Dans son livre sur la psychologie de l'œuvre de Francis Bacon et de Réné Magritte, le psychiatre Maurice Corcos fait une lecture des atteintes narcissiques supposées des deux peintres. Il pose ainsi la question des rapports de l'infantile et de la création artistique.

Les formes picturales chez Francis Bacon et René Magritte, invention langagière, invention sensorielle/une créativité sens dessus dessous.

À la fin du XIXe siècle la psychanalyse propose un modèle de la vie psychique dans lequel le regard occupe une place importante puisque selon Freud il révèle au sujet la réalité de sa condition sexuée. Quelques décennies plus tard, Lacan fera de la captation visuelle de sa propre image par le sujet la condition de la subjectivation. La vision, qui résulte d’une activité organique, sensorielle et neurologique est pourtant considérée comme le moins réaliste, le moins objectif des sens et le plus théâtral puisqu’il dépend des conventions du langage pour désigner ce qui est vu et suppose un espace de mise en scène dans lequel s’inscrit la relation du sujet avec son objet, du peintre et de son modèle, de l’amateur d’art et du tableau. L’intérêt des psychanalystes pour les oeuvres d’art participe d’une tradition vivace du fait de la découverte par Freud d’une filiation entre celles-ci et le fantasme. Il y reconnaît la même expression des conflits intrapsychiques et les lit de la même manière que le discours ou le récit de rêve de ses patients. Le livre de Maurice Corcos, divisé en dix chapitres, est fidèle à cette tradition et son sous titre renseigne sur l’orientation qu’il propose de suivre ainsi que sur le thème de son essai. Celle-ci porte sur deux artistes du XXe siècle qui n’ont guère de liens entre eux puisque le premier appartient au surréalisme et le deuxième est considéré comme la tête de file de la nouvelle figuration, d’un expressionnisme parfois qualifié de lyrique. Des les chapitres consacrés au peintre surréaliste belge René Magritte, l’auteur développe l’hypothèse que l’acte de peindre est un recours face au traumatisme, la solution d’un appareil psychique confronté au "silence du monde". C’est le point commun qu’il trouve entre ces deux peintres si différents tant par leur manière que par les courants dans lesquels ils s’inscrivent. L’étude psychologique de leurs oeuvres décèle les traces d’un traumatisme indicible de l’enfance, celui du silence de la psyché maternelle. La toile et la peinture qui la recouvre sont considérées comme le résultat des inventions tactiles et motrices pour manifester les traces d’une mère qui fut cruellement absente. L’essai de Maurice Corcos peut dès lors être considéré comme une réflexion illustrée sur le narcissisme et ses souffrances.

L’auteur donne de nombreuses références en psychologie - Freud bien sûr, mais aussi parmi d’autres Donald Woods Winnicott, Léon Kreisler, André Green, Sandor Ferenczi, Geneviève Haag…- mais aussi en philosophie et en Histoire de l’art. Il est question des états prélangagiers au cours desquels le très jeune enfant se construit subjectivement à partir de la psyché d’un(e) autre dont le regard le fait entrer dans un espace habité par des images. Celle-ci renvoie aux objets mais surtout et c’est de cela dont il est question à sa propre image telle qu’il la perçoit dans le regard de l’autre. "Le regard d’un silence... Le silence du monde" dont il est question pour René Magritte est celui d’une mère déprimée puis suicidée. Dans ses tableaux Maurice Corcos y voit l’un des recours possible face au trauma, celui de l’imaginaire mais qui, englué dans un souvenir immobilisé crée de fausses images qui jamais ne transforment la réalité et que bientôt la réalité va transformer... " Le tableau pris pour servir de démonstration est en couverture; il s’agit de "L’esprit de géométrie" (1936-1937) qui montre une mère portant un enfant et dont les têtes sont inversées, le corps maternel ayant le visage d’un nourrisson et celui du bébé un visage de femme.

Maurice Corcos fait de cet échange l’expression d’un processus psychique protecteur, celui de l’identification projective utilisée en situations de peur ou d’agression, ici la dépression maternelle. Pas seulement, ajoute t-il, témoignant aussi d’une indifférenciation et d’une possible réversibilité de l’objet et du sujet propre à la crypte mélancolique. Cet "autoclivage narcissique" dont il puise les références dans la clinique isole un "fragment de nous mêmes" "sous forme d’instance autoperceptive voulant se venir en aide et ceci peut-être dés la première, voir la toute première enfance". Cette importance de la sensorialité et de la perception créatrice comme recours contre le silence et l’absence/présence d’un autre rejoint les propos de Michel Leiris sur le rôle des sensations de déséquilibre crée par les déformations des figures dans les peintures de Bacon et interprétées comme la possibilité de percevoir et de faire percevoir la réalité des corps.

La psychanalyse du regard proposée par Maurice Corcos n’est pas celle de l’artiste ni du spectateur mais bien celle pour Francis Bacon celui d’une mère qui se regarde dans son fils   . Les traces mnésiques corporelles seraient une représentation chez l’artiste de son propre corps, de son propre éprouvé corporel tels qu’elles s’ancrent dans les relations de l’enfant qu’il fut avec ses parents et qui se serait soldé par une faillite de la figuration et par un état proche de la dépersonnalisation. Dans cette optique les artistes seraient des patients ayant inventé leur propre guérison et la représentation plastique condenserait le symptôme et sa résolution. Qu’en est-il dès lors de l’insistance de cette représentation, de ce geste, de cette élaboration et de sa répétition ?

Ce point de vue soulève de multiples questions comme celle du bien-fondé de l’analogie entre la représentation artistique et la représentation psychique, de l’identité du langage et de la forme crée par le langage, de l’identité de la représentation et de son origine. Maurice Corcos fait partager au lecteur une réflexion nourrie de l’expérience clinique ainsi que sa connaissance des positions théoriques sur le thème de la subjectivité et du narcissisme. Mais en faisant de la peinture le médium matérialisant l’instantané d’une relation intersubjective, ne se rapprocherait-il pas de la quête des neurologues d’un gène ou d’une molécule qui pourraient incarner la dynamique psychique ? La peinture, matière et pigments devient "l’expulsion d’une énergie sans affect", une substances maternelle non détoxiquée et évacuée dans une transmutation de l’activité psychique en matière. L’auteur va jusqu’à évoquer le désir de meurtre sexuel du mari par la mère de Francis Bacon, un règlement de compte de cette même mère avec sa propre mère libertine tous ces états ayant eu pour effet de créer des trous dans la psyché et le corps de l’enfant. Les aléas de la pulsion sont remplacés par la prévalence du négatif, la référence à un effondrement primaire, la détresse primitive de Donald Winnicott, la terreur sans nom de Freud. L’excitation chère à Freud est remplacée par un Ça impersonnel propre à la seconde topique ou prévaut la déliaison de la pulsion de mort qui défait toute figuration et toute représentation. Or chez Magritte comme chez Bacon l’exposé de l’histoire, les entretiens recueillis, les tableaux ne révèlent pas tant la torture de toute figuration pour l’esprit mélancolique que leur valeur de scarification. Ce qui serait transféré, au sens propre comme au figuré serait bien un transfert de relations primordiales, ici celles du peintre enfant avec sa mère. Le peintre retrouverait les niveaux profonds où se construit la représentation et livrerait au spectateur sa propre composition, une image-sensation selon l’expression même de Francis Bacon.

On aurait aimé que l’auteur fasse d’avantage part de son savoir de scientifique et des ses hypothèses sur ce sujet passionnant qu’est le rôle de l’affect et de la sensorialité dans le développement et la transmission intersubjective, la filiation, la répétition de ses nouages lorsqu’il est question du désir, de la mort, de l’énigme. L’asthme de Francis Bacon aurait ainsi pu donner matière à une discussion argumentée sur les théories psychosomatiques et l’excès d’excitation liée à la représentation maternelle chez ces enfants. Une autre question porte sur le rôle de l’infantile, de l’enfance comme moment privilégié de construction du rapport au réel mais dont le rappel insistant finit par créer un malaise.  À ramener toute créativité à l’infantile, la psychanalyse disqualifie le sujet adulte dans une nostalgie idéalisante des premières années de la vie. Cette question délicate qui reste peu débattue par les psychanalystes mériterait d’être approfondie. De ce fait l’espace équivoque du tableau tend à disparaître au bénéfice d’un discours sur la relation entre l’auteur et les oeuvres de ces deux artistes, et au dépend d’un développement sur la question de l’organicité de la création   .

Le livre propose cependant une unité de point de vue dans le domaine des arts et de la peinture qui a subi depuis les années 1950 un véritable éclatement tant au niveau des techniques, des matériaux, des thèmes, des filiations et n’a fait que s’accentuer jusqu’à être aujourd’hui un paysage dépourvu d’unité et par conséquent de contradictions ou de possibilité subversive, voire d’historicité. Maurice Corcos nous rappelle a contrario que toute œuvre présente une valeur historique. Mais perdre de vue le caractère illusoire ou mythologique de la quête des origines éloigne de la démarche artistique et de la position de Freud ; car c’est bien l’abandon de cette illusion qui fait de l’œuvre une matière impropre, comme l’est aussi la représentation psychique à l’objectivation scientifique. Le moment primitif qui inspire le geste de représentation ou de création est associé par Freud à la composante libidinale de la pulsion. Il ne peut jamais s’agir écrit Freud que d’une fiction reconstruite par le besoin de satisfaction et par nature l’origine échappe aux regards comme au savoir.

Quand à comprendre pourquoi certaines œuvres donnent la sensation de nous en approcher de si près jusqu’à nous bouleverser, ce dont témoigne dans son avant propos, Maurice Corcos, cela participe du commentaire c’est à dire d’une dynamique insufflée dans le réel par l’oeuvre elle même ; la puissance du langage y est au travail, celle qui précisément aurait manqué entre ces deux peintres et leur mère. C’est bien tout le paradoxe et l’intérêt de ce livre. Maurice Corcos, citant le
philosophe Emmanuel Levinas, rappelle en effet combien cette quête de l’autre bien que vitale peut être soumise à l’échec, l’autre étant insondable, à lui même absent ou étranger. Peindre est alors la représentation en même temps que la célébration de ce manque, de cet échec et finalement le constat de l’impossibilité de peindre. "La peinture est morte, vive la peinture !" écrit
Judicaël Lavrador dans une revue récente intitulée "Qu’est ce que la peinture aujourd’hui". Ce livre nous invite donc à un questionnement des relations qu’entretient la psychanalyse avec l’art mais aussi à ce paradoxe de la transformation de l’échec d’une transmission filiale en une activité créatrice réussie.