* Tandis que des milliers d'agriculteurs ont manifesté leur colère hier au volant de leurs tracteurs dans les rues de Paris, nonfiction.fr vous propose de relire ce point de vue de François Purseigle- intialement publié à l'occasion du Salon de l'Agriculture- sur les défis qui se posent à l'agriculture française.

 

A l’occasion du Salon de l’Agriculture, il est bon de rappeler que la modernité agricole n'est pas seulement technologique. L'agriculture ne se résume pas aux débats sur les OGM, à la défense du "bon produit de chez nous" ou à la question des marchés agricoles. Les femmes et les hommes politiques, de gauche comme de droite, se pressant chaque année dans les travées "du salon" pour aller tâter les croupes de nos belles vaches l'oublient trop souvent. Les nouveaux défis à relever pour des agriculteurs français ne représentant plus que 3 % de la population active sont, plus que jamais, des défis sociaux et humains.


S'il y a une question moderne qui interroge tout à la fois les entreprises, les salariés, les organisations de l’agriculture et les agriculteurs, c'est bien celle de l'insertion sociale et professionnelle. Plusieurs raisons concourent à cet état de fait.
Nous sommes entrés aujourd'hui dans une période où émerge un patchwork d’entreprises définies par une fluidité de métiers et  une mixité de statuts. En ce sens, le secteur agricole apparaît comme l’un des laboratoires où naissent des formes innovantes de travail et où de nouveaux statuts sociaux et professionnels s’élaborent selon des modalités différentes d’hier. L'observation des mondes agricoles révèle l'établissement d'un "tuilage" de plus en plus grand entre les métiers et les statuts. Le temps partiel et le caractère saisonnier et temporaire de certaines activités agricoles ne sont plus uniquement synonymes de précarité ou de non qualification.
Même si les conditions de travail et de revenus sont disparates, le choix des métiers de l’agriculture conduit très souvent à l'acquisition d’un savoir-faire et d’un savoir-être. Et ceci rappelons-le, grâce aux spécificités d’un enseignement agricole qui lutte efficacement contre la spirale de l’échec. Gageons que cet enseignement de qualité puisse être préservé pour cette raison là notamment !


L’ensemble des catégories définissant le métier d’agriculteur peut faire l’objet de combinatoires résolument modernes : par exemple, le chef d’exploitation peut revêtir le statut de salarié de la société civile qu’il dirige, diversifier ses sources de revenus ou proposer des prestations de services. Peut être, plus que toute autre activité, l’agriculture permet un emboîtement des catégories professionnelles et une pluri appartenance choisie au sein de l’entreprise et du territoire.
Mais la modernité de l'insertion en agriculture ne tient pas qu’à cela. Les entreprises agricoles sont résolument tournées vers la mobilité sociale et professionnelle. Cette mobilité, relevant plus de l’initiative que de la contrainte, est liée tout à la fois à l'arrivée de personnes ayant déjà exercé une activité antérieure hors agriculture et à un nombre croissant de départs précoces. L'image d'Épinal du paysan naissant et mourrant sur une ferme repliée sur elle-même est bel et bien révolue ! L'agriculture est une activité qui peut se choisir en avançant dans l'âge, mais qui peut également se quitter précocement.
L’insertion en agriculture n’est plus une question de sexe, d’âge ou de filiation. L’identification au groupe des agriculteurs passe et passera de moins en moins par la naissance. Ces nouveaux venus d’ailleurs, qui participent à un nombre important d’installations, seront certainement parmi les piliers de l’entreprise agricole de demain si l’on accepte de faire évoluer les dispositifs d’aides à l’installation qui aujourd’hui normalisent plus qu’ils n’accompagnent !

Néanmoins, si la substitution progressive du travail des actifs familiaux agricoles par le travail salarié offre une grande diversité de métiers et de statuts ouvrant la voix à la professionnalisation et à l’insertion d’un public de plus en plus large, nul ne peut nier les recompositions des liens sociaux à la campagne. Le délitement des sociabilités villageoises témoigne de mondes ruraux atomisés. Même à la campagne, les relations libres et affranchies prennent le pas sur les formes traditionnelles du lien social! Les exploitations familiales, définies par l'engagement de tous les membres de la famille dans la mise en valeur de l'exploitation, régressent au profit des exploitations individuelles pour lesquelles seul le chef de famille est actif agricole. Ainsi, les agriculteurs apparaissent de plus en plus seuls dans l’exercice de leur profession. La nouvelle donne agricole repose aussi sur la situation d’isolement et de vie solitaire vécue par bon nombre de jeunes agriculteurs et salariés de l’agriculture. Près du tiers des hommes chefs d’exploitation affrontent seuls les difficultés qu’ils rencontrent sur leurs exploitations. Cette situation est plus que jamais préoccupante.


L’isolement social dont sont victimes certains agriculteurs et ruraux se double aussi d’un phénomène de précarisation. A côté des 78 678 retraités de l’agriculture bénéficiaires du minimum vieillesse, coexistent des actifs agricoles (salariés et exploitants) également concernés par de nouvelles formes de précarité. N’oublions pas que ce ne sont pas moins de 24 000 ressortissants agricoles qui bénéficient des prestations liées à des situations de précarité et que beaucoup reste encore à faire en faveur d'un emploi féminin non reconnu touché lui aussi par une très grande précarité.
Comme le soulignent Dominique Jacques-Jouvenot et Jean-Jacques Laplante, dans leur très bel ouvrage consacré à la santé au travail en agriculture   , pas moins de 22% des exploitants agricoles peuvent être considérés comme des travailleurs pauvres. Ils ne sont que 14% parmi les autres catégories de travailleurs indépendants.
La France comme d’autres pays d’Europe occidentale voit émerger de nouvelles formes d’agriculture de subsistance ou de relégation. La "survie" est le lot de nombreux producteurs et salariés agricoles qui demeurent encore les grands "invisibles" de l’appareil statistique agricole.
A ces situations de précarisation et de non reconnaissance s’ajoutent également des conditions d’acquisition du foncier moins favorables. Les jeunes agriculteurs et les salariés agricoles sont les premières victimes de la raréfaction de l’offre immobilière locative et vénale à la campagne. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au Brésil pour trouver de jeunes paysans "sans terre".

La flexibilité, la mixité et l’ouverture dont témoignent les métiers agricoles imposent donc que l’offre d’accompagnement dans le processus d’insertion soit garantie.
Alimentant de nombreux imaginaires, les territoires ruraux ne pourront rien à eux seuls face à l’exclusion urbaine et la précarisation des leurs. De nombreuses actions d’insertion de personnes en difficulté existent et méritent d’être encouragées. Cependant les mondes agricoles n’offriront pleinement un vivier d’emplois que si les appareils de représentations professionnelles, les établissements de formation et les pouvoirs publics sont associés conjointement à de nouveaux dispositifs d’insertion permettant de mieux gérer et sécuriser une mobilité et une pratique professionnelle ne devant plus être synonyme d’isolement. Dans de tels dispositifs, les agriculteurs peuvent offrir un solide réseau d’organisations susceptibles d’orienter des individus fragilisés. 
Nul doute qu’à condition d’en faire l’un des enjeux de sa propre modernité, la Profession agricole à travers son maillage mutualiste, coopératif et syndical est en mesure d’offrir, à tous ceux qui en ont été privés, une participation à l’échange social. C’est à cette condition que les agriculteurs pourront eux aussi contribuer à la lutte contre l’exclusion et peut être ainsi renouer un dialogue positif avec le reste de la société. Il s’agit bien là d’un chantier prioritaire pour une politique qui ne doit plus occulter l’éclatement des mondes agricoles mais les accompagner dans leur diversité