Une édition scientifique des lettres expédiées et reçues par Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne à la fin du Moyen Age.

Les lettres closes d’Isabelle de Portugal : ampleur d’un réseau épistolaire

Deux cent cinquante-cinq lettres closes, expédiées ou reçues par Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne : tel est l’objet de l’édition proposée par Monique Sommé, une dizaine d’années après la publication de son travail biographique sur cette femme de pouvoir. Ces lettres, qui, comme leur nom l’indique, contrairement aux lettres patentes, étaient pliées et scellées, sont les épaves documentaires d’une correspondance bien plus vaste, vers laquelle pointent certains courriers, qui mentionnent au fil des lignes des missives à jamais perdues.

Les échanges de cette fille du roi Jean Ier de Portugal s’étalent sur une quarantaine d’années, de son départ de la cour de Lisbonne et de son mariage avec Philippe le Bon à Bruges en 1430, à son décès en 1471. La dispersion de ses lettres dans de multiples fonds d’archives révèle l’envergure géographique de son réseau épistolaire, qui s’étendait du Portugal à la Flandre, en passant par la Catalogne, les Etats pontificaux, l’Angleterre ou l’Autriche. Si la très grande majorité des lettres est rédigée en français, ses secrétaires ont d’ailleurs à l’occasion recours au latin, au néerlandais, à l’espagnol ou au portugais afin de s’adapter aux idiomes de ses multiples correspondants, quatre-vingt-huit d’entre eux étant représentés dans les courriers édités.

Les maîtres de la Chambre des comptes de Lille, principal organe financier des États bourguignons, et, surtout, seule institution à avoir mené une politique de conservation systématique de ce type de documents, sont les principaux correspondants de la duchesse. Mais celle-ci est également en relation avec les officiers des diverses administrations bourguignonnes (le fameux chancelier Rolin, des baillis, des receveurs ou des conseillers ducaux), avec les principales villes et institutions ecclésiastiques de ses pays, avec les membres des deux familles de Bourgogne et de Portugal (Philippe le Bon, qui répond à sa très chère et bien aimée compagne, son fils Charles le Téméraire, qui écrit à sa redoutée dame et mère, sa belle-sœur Elisabeth de Bourgogne, sa bru Marguerite d’York, ses frère et neveu portugais) ou encore avec les princes européens : Henri VI d’Angleterre, Charles VII de France, le pape Paul II, le duc d’Autriche, le doge de Gênes. La diversité de ses interlocuteurs frappe et souligne la pluralité de son action.

Missives et gouvernement des pays bourguignons

Ces lettres sont les traces de l’intense activité administrative et gouvernementale menée par la duchesse, qui bénéficiait de larges délégations de pouvoir. Une bonne partie de ces échanges a trait à la gestion financière et à l’administration du domaine. Scrupuleuse, la duchesse harcèle les maîtres de la Chambre des comptes, fait rechercher telles informations et précisions, fait vérifier les registres ou enquêter sur les prévaricateurs. Ici, elle demande aux maîtres des comptes de lui préciser discrètement les faits et date d’une faute commise dans un contrôle de dépense de son hôtel, dont elle n’a plus les circonstances en tête. Qu’on lui précise le lieu où elle était alors. Les clercs de sa chambre aux deniers se plaignent de ne plus recevoir leur gratification annuelle ? Que l’on fasse vérifier, sur les six à huit dernières années, le montant habituellement alloué. Là, elle demande qu’on lui désigne les petits baillages de Flandre et qu’on la renseigne sur le bien-fondé, ou non, de leur affermage ; ou encore qu’on la renseigne sur le coût des dernières réparations d’un étang, et qu’on lui fasse parvenir un devis pour la réparation de son château de Lille.
Ici, les maîtres des comptes lui expédient sans délai les informations réclamées, là ils soupirent qu’ils enverront les comptes demandés, encore qu’ils pèsent la charge d’un cheval, ou s’avouent débordés et la prient fraîchement de bien vouloir envoyer son secrétaire, qui cherchera lui-même les précisions dont elle a besoin.

Ailleurs, elle fait commander du salpêtre et de la poudre dont l’armée manque, convoque les baillis auxquels elle enjoint d’apporter le plus d’argent possible, se préoccupe de faire récupérer les cinq mille ducats d’or que des marchands dijonnais ont empruntés pour elle à la dernière foire de Genève, où elle ne pourra pas envoyer son clerc les quérir, négocie les contributions financières des villes, s’inquiète de remboursements des arrérages français auprès de Jacques Cœur, tandis qu’Anastasie, la châtelaine d’Ypres, lui conseille de remplacer un bailli suspect par un homme qui saurait faire augmenter substantiellement la recette des peines pécuniaires prononcées par le tribunal de la ville.

D’autres courriers sont liés à cet aspect du gouvernement princier qu’est le patronage dont bénéficient les serviteurs et les membres de l’entourage ducal. La duchesse intervient ainsi pour recommander la nourrice de ses enfants, pour laquelle elle demande la prochaine place vacante au béguinage de Lille, pour prier la ville de Dijon de modérer la dette de l’un de ses serviteurs, receveur de la cité, pour enjoindre au conseil de Barcelone de dédommager d’autres de ses hommes, qui ont perdus des biens lors de la prise d’un navire par la ville, pour soutenir le bâtard Corneille ou pour recommander son neveu Jacques de Coimbra aux chanoines de la collégiale de Lille, ayant entendu dire que l’un d’entre eux était gravement malade - les chanoines, répondant qu’ils sont tous en excellente santé, l’assurent de leurs prières. D’autres envois sont relatifs à l’une des activités favorites de la duchesse : marier ses serviteurs, puis avertir ses villes et ses officiers des unions conclues afin de les prier de leur présence aux noces, à l’occasion desquels ils sont tenus de se montrer généreux. Les cérémonies de cour sont de manière plus générale l’objet d’une attention inquiète de sa part, et la naissance de son fils aîné l’occasion de se faire détailler par Elisabeth de Bourgogne les usages à respecter en matière de cérémonial : parement de sa chambre, de la chambre d’apparat et de celle de l’enfant, garniture du berceau simple et du berceau d’apparat, cérémonie du baptême, relevailles.

Sur les traces d’une activité diplomatique

La lecture des lettres de la duchesse laisse enfin entrevoir l’importance de son activité diplomatique. Craignant que le rapport qui pourra lui parvenir ne soit incomplet, elle écrit en 1435 à son frère Edouard Ier de Portugal afin de lui relater les négociations décisives qui se sont tenues à Arras, avec la médiation bourguignonne, entre les délégations des rois d’Angleterre et de France : elle semble parfaitement au courant du déroulement de l’entrevue. Sa connaissance des affaires diplomatiques est soulignée par plusieurs autres courriers : en 1447, un ambassadeur l’entretient de sa mission auprès du roi des romains Frédéric III ; en 1470, le duc son fils l’informe du soutien donné par Louis XI au comte de Warwick, tandis qu’en 1471, Marguerite d’York lui écrit pour la tenir au courant des affaires d’Angleterre, où son frère Edouard IV vient d’être proclamé roi, et où Warwick est mort. La duchesse avait demandé au chancelier Rolin qu’on la tienne informée de toutes les affaires du duc : elle était visiblement aussi bien informée des affaires de l’Europe, et le duc n’hésite pas à lui faire confiance dans ce domaine. Il lui demande en 1441 d’obtenir des renseignements auprès des gens de la duchesse de Luxembourg, lui envoie des hommes d’armes qu’elle emploiera au mieux, et attend son avis avant d’envoyer ses gens négocier l’acquisition du duché.
Elle était du reste elle-même en relation avec certains souverains, qui sollicitaient à l’occasion son aide (Pierre de Portugal et Paul II lui demandent ainsi de presser le duc de les aider), et a joué un rôle non négligeable dans les négociations entre les trônes de France et d’Angleterre. En 1459, une dizaine de courriers sont ainsi échangés entre la duchesse et Henri VI. Ce dernier l’informe du choix de Calais pour accueillir la délégation de Charles VII, avec laquelle il accepte de négocier la paix, et demande à la duchesse de lui transmettre la réponse de son adversaire. Isabelle lui fait parvenir la lettre d’accord du roi, rappelle Henri VI à ses engagements et lui demande les lettres de sauf-conduit nécessaires à l’ambassade française, dont elle donne la liste des membres.

L’édition proposée par Monique Sommé est avant tout un instrument de recherche qui intéressera en premier lieu un public de spécialistes. Il ne faudrait pas ouvrir l’ouvrage avec, à l’esprit, la référence anachronique des correspondances modernes : rien, ou si peu, de personnel ou de privé n’est conservé dans ces feuillets qui n’avaient pas vocation à exprimer sentiments, réflexions ou affections, une précieuse partie des informations étant en outre transmise à l’oral par les messagers qui les portaient. Ce travail rappelle toutefois de manière bienvenue l’intérêt documentaire que présente un type de sources trop souvent négligé et donne un aperçu vivant, attachant presque, de l’incroyable énergie déployée par la princesse. Qui l’ouvrira n’en sera donc pas déçu.