Un livre qui nous invite à repenser l'intégralité de la  pratique de terrain en anthropologie.  

En proposant une série d'expériences anthropologiques au sein du champ de la santé, "dans les pays en développement"   , sur la base du diptyque terrain/théorie et du dialogue interdisciplinaire, Laurent Vidal – anthropologue, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement - nous plonge dans son carnet de bord de praticien au milieu d'une masse d'objets, d'observations, d'acteurs, d'expériences, de réflexions, de constructions théoriques, de méthodes, d'histoires banales ou intimes, avec un souci permanent d'explication, souvent jusqu'au détail, qui rend cette lecture très agréable et instructive. Il donne au lecteur des clés essentielles pour comprendre et conduire un projet de recherche en anthropologie, tout en questionnant le statut scientifique et la place de l'anthropologie dans notre société.

Des objets et des hommes

L'anthropologie a pour principal objet compréhensif l' "autre", le différent, l'exotique, le plus ou moins lointain, en tout cas l'ailleurs, mais aussi le "même", l'identique, l'autochtone. D'où cette constatation empirique que "se pencher sur l'autre « proche » n'est pas faire oeuvre moins anthropologique que s'intéresser à l'autre « lointain », aux comportements et représentations du monde irréductibles aux siens propres"   . Ainsi Laurent Vidal nous amène à nous questionner sur la notion de distance, qui fait d'une culture ou d'autrui soit un "exotique" soit un "proche".

Si le métier d'anthropologue "consiste à écouter l'autre pour pouvoir comprendre ou agir"   , ce qui constitue, reconnaissons-le, une démarche qu'il partage avec d'autres disciplines (sociologie, psychologie, etc.), il introduit des pratiques spécifiques qui en font à la fois son identité et sa reconnaissance. Dans cet ouvrage, le "coeur de l'étude anthropologique (…) est consacré à l'analyse des relations soignants/patients, par le biais d'entretiens et d'observations de terrain de longue durée dans des structures de santé"   où seront appliquées ces spécificités pratiques.

Un projet de recherche

Un projet de recherche n'est pas une démarche simple, évidente et sans complications, surtout dans une optique pluri ou inter disciplinaire. Avec des chercheurs provenant d'horizons très variés (ici en sciences sociales et médicales) l'objectif est de les faire travailler ensemble dans un même projet. Pour l'auteur, "les échanges entre chercheurs autour des travaux à mener sont aussi révélateurs d'appréciations parfois divergentes du projet dans son ensemble"   .

Un projet de recherche implique un processus de relations complexes entre chercheurs et professionnels, de coopération, de négociation, de confrontation, de décision et souvent de tension quand ce n'est pas de clivage plus ou moins radical, que ce soit sur l'objet de la recherche, la délimitation de son champ, le choix des thèmes, l'identification des questions, l'accord sur les définitions, les objectifs et les enjeux, les contraintes inhérentes et inattendues, les multiples approches, le choix des méthodes et des pratiques, les lieux d'étude et d'enquête, les personnes impliquées à différents niveaux (techniciens, scientifiques, institutions, politiques, professionnels de la santé, malades, personnes enquêtées, etc.), le temps consacré à l'investigation, les compétences, la formation et la coordination des équipes, les conceptions de travail collectif, la distribution des rôles, la répartition des tâches, la capacité d'adaptation aux changements et aux imprévus, la collecte d'information de première ou seconde main, l'analyse et la restitution des faits et des données, l'opération d'écriture, de reformulation et vulgarisation, l'identification des besoins et des problèmes, l'accueil de l'expertise, le tout en vue d'une action d'information et de conseil où l'anthropologue s'engage à "provoquer des changements de comportements, que ce soit chez les malades ou chez les professionnels de santé"   . Ces moments du projet de recherche sont intimement mêlés. Ils ne suivent pas d'une manière ferme et tranchée une chronologie d'action immuable. L'ajustement joue un grand rôle. Si des grandes lignes peuvent être tracées, la pratique et l'expérience montre qu' "il n'y a pas un temps de la discussion scientifique, un de l'organisation de l'équipe et un dernier du lancement effectif des enquêtes : le plus souvent, ces différents moments se mêlent et décomposent"   .

Un anthropologue actif

L'anthropologue, situé dans un "terrain en soi mais terrain imbriqué dans d'autres terrains"   , se doit dans son activité de "collaborer avec d'autres disciplines et composer avec les attentes et interprétations des acteurs de la santé"   en vue d'une action compréhensive en retour sur ce cadre d'étude (la santé), c'est-à-dire sur l'existant. Cette action critique – d'analyse, de commentaire, de proposition - permet de "passer d'une observation distanciée, à celle d'une participation réfléchie"   qui peut engendrer des modifications d'action, de comportement et de pratique. Encore faut-il que sa légitimé et son autorité soient reconnues et acceptées au moins depuis le départ. Pour l'auteur, "l'anthropologie est attendue pour venir agir, "sur le terrain", en descendant de son piédestal analytique mais, simultanément, son "autorité", sa légitimité pour le faire peuvent lui être contestées"   , ce qui l'obligera à prendre une posture d'assurance et de négociation sur son implication. Il doit nécessairement s'éloigner de tout repli "sur ses certitudes disciplinaires et sur tout discours victimaire, autour de la figure de la discipline et du chercheur incompris"(ibid)). Le regard extérieur, intrusif, de l'anthropologue peut être source de remise en cause positive mais il peut aussi être perturbant, voire dérangeant, susceptible de modifier – un temps – des comportements, au point que certains assimilent "l'anthropologue à un espion auquel rien n'échappe, même les choses les plus insignifiantes"   , les points les plus sensibles, les plus imparfaits, les distanciations entre les normes établies et les pratiques réelles, craignant les jugements sur les acteurs et les interventions observées.

On peut très bien accepter les règles du jeu à son début et les contester par la suite, à mesure que les recherches de terrain s'avancent. L'autonomie de l'anthropologue et de son dispositif (un terrain, un objet, des enquêtés) sont constamment sous tension et contrainte. Telle est la condition de la recherche-action.

Quelle anthropologie ?

Laurent Vidal a construit trois schémas types de pratiques anthropologiques.

Le premier voit l'action de l'anthropologue autonomiste (sans contraintes de commanditaires ou de sollicitations), isolationniste (avec son savoir, ses certitudes, son autorité) ou légitimiste (nostalgique ou adepte strict des pratiques canoniques) qui pose comme principes le "refus de s'inscrire dans la logique de la réponse à une demande émanant d'institutions de recherche ou d'appel d'offre; l'ancrage de sa légitimité dans la seule production de connaissance, à l'exclusion de toute intervention explicite sur les pratiques et situations existantes; la volonté de privilégier des recherches monodisciplinaires voire individuelles"   . Cette position, encore en action dans les sciences sociales mais abandonnée dans les autres sciences (mathématiques, biologie, physique, écologie, etc.), sera très difficilement tenable pour l'anthropologue dans les années à venir, si ce n'est déjà le cas   .

Le second type est dû à la pratique de l'anthropologue impliqué et partagé, dissout dans ce collectif multiple du nom d'interdisciplinarité. Il intervient comme référent anthropologue (académique), c'est-à-dire comme anthropologue expert ou anthropologue de projet de recherche, avec comme contraintes une autonomie relative – comme la "dépendance vis-à-vis de questions qui sont posées par d'autres"   - et une obligation de restitution au(x) commanditaire(s) du projet de recherche. En répondant à une sollicitation extérieure, il envisage "une possibilité de transformation de l'existant analysé ou évalué, suite à son intervention en tant qu'expert"   .

Enfin, le troisième et dernier type explore une position médiane, celle de l'anthropologue critique, pluraliste et ouvert, qui opte pour une voie "entre le refus de tous compromis (…) et la dissolution dans des démarches définies par d'autres disciplines"   . Cette voie, qualifiée par Laurent Vidal de pédagogie critique, vise à renforcer "le socle épistémologique de la discipline, en se confrontant de façon renouvelée aux acteurs de la recherche et du social"   .

C'est sur ce dernier exemple que Laurent Vidal place tous ses espoirs pour construire une place au soleil à l'anthropologie dans les recherches sur la santé