Comment écrire sous la dictature de Ceausescu ? Comment garder sa tête quand on est convoqué par la Securitate ?

Herta Müller a reçu le prix Nobel de littérature en 2009. Événement relayé en France sans que cela lui ait conféré la publicité médiatique que, sans doute, elle ne recherche pas. Seuls trois de ses ouvrages sont disponibles actuellement en traduction : Le renard était déjà le chasseur, L’homme est un grand faisan sur terre et La Convocation. Niederungen, “Bas-fonds”, son premier livre, publié en 1982 dans la Roumanie communiste d’alors et écrit en allemand, sa langue principale d’écriture, est immédiatement censuré. Cela lui vaut d’être mise au ban de son village et à sa mère d’être convoquée par la Securitate pour avoir une fille infâme jetant sur son pays et sur son village un éclairage si contraire à l’image forgée dans la langue de bois, la langue du mensonge en cours dans le pays. Ce n’est qu’en 2005 qu’elle publie son premier livre en roumain. À partir de là, Herta Müller a dû trouver des réponses aux questions-clés qui se posaient à elle pour vivre et pour écrire la peur au ventre, quand, de surcroît, en soi, se chevauchent, s’entrechoquent, se côtoient trois langues : le dialecte parlé en famille, l’allemand parlé au village et le roumain appris à l’adolescence.

Dans le premier chapitre de Der König verneigt sich und tötet (“Le roi titube et tue”, non traduit en français), recueil d’essais autobiographiques dans lesquels elle évoque son enfance, son adolescence, ses interrogations précoces sur les langues, ses premiers mots évoquent les deux langues héritées de ses ancêtres : le dialecte (die Dorfsprache, littéralement “la langue du village”), sa langue maternelle, parlée par sa mère au quotidien et l’allemand parlé par les membres des deux “colonies” allemandes de Roumanie, la Transylvanie à l’est et le Banat, à l’ouest, où elle est née en 1953, dans le village de Nitzkydorf, proche de Timisoara, la ville tristement célèbre dans les années 1990. Ses ancêtres souabes s’étaient exilés là deux siècles plus tôt pour fuir les taxes imposées alors dans leur région d’origine. La seconde guerre mondiale a mis à mal sa famille. Son grand-père, un riche fermier, a été exproprié par le régime communiste. Sa mère a passé plusieurs années en URSS, déportée dans un goulag. Elle-même fuit la dictature de Ceausescu pour l’Allemagne en 1987, deux ans avant la chute du mur de Berlin et avant l’assassinat du dictateur.

Herta Müller note dans Der König verneigt sich und tötet les insuffisances du dialecte comparé à l’allemand. Elle se rappelle qu’alors qu’elle allait encore garder les vaches dans les champs autour de son village, elle s’interrogeait sur le fonctionnement des langues qu’elle pratiquait. Non seulement, dans son village, on utilisait le langage avec parcimonie, se méfiant des mots, reconnaissant plus de valeur au faire qu’au dire, mais le dialecte ne permettait pas toujours un usage polysémique des mots, ce qui interdisait tout jeu possible avec le langage et il manquait de mots en comparaison de l’allemand. Ainsi, le dialecte n’avait pas deux mots mais un seul allenig pour dire einsam (“solitaire”) et allein (“seul”). Plus tard, quand elle a pratiqué couramment les trois langues, elle a constaté les surprises qu’elles révèlent : parfois, arrivent des mots “issus du vide” ou il y a en soi des réalités innommables, quelle que soit la langue que l’on veut utiliser. Ainsi, ce n’est ni son appartenance à la minorité allemande du Banat ni sa vie sous une dictature qui font la singularité de son parcours et de son œuvre, mais sa volonté d’écrire dans une langue qui dise la peur et l’horreur de la répression, dans une langue sans cesse à inventer, dans un va-et-vient constant entre les trois langues qui sont en elles.

Quelle langue inventer pour rester debout malgré la peur et pour dire la peur dans un pays où règne une répression impitoyable ? Comment écrire la peur d’être tuée ? Quelle langue inventer pour rester en vie sans se mettre en danger de mort ? Herta Müller répond à ces questions au fil de son œuvre et plus particulièrement dans La Convocation et dans Der König verneigt sich und tötet où elle raconte sa peur au quotidien partagée par ses amis quand il fallait vivre en sachant où et comment avait été torturé l’un des leurs, les interrogatoires dans les locaux de la Securitate qu’il lui a fallu subir, pour avoir refusé d’être un de leurs indicateurs et au cours desquels elle devait lutter avec elle-même des heures durant pour ne pas s’écrouler sous l’infamie des insultes les plus viles, les plus ordurières (chienne, pute, serpillière, merde, etc.) ou sous les mensonges qui accusaient. Ainsi, dans La Convocation, récit publié en 1997, elle connaît ce dont elle parle

Pourtant son roman n’est pas autobiographique. Il évoque un climat politique, une dictature terrible, une situation économique misérable, – les files d’attente tôt le matin pour aller chercher la nourriture, le marché noir – un état de peur avec lequel chacun apprend à vivre. Le récit se construit autour de l’événement central qu’est la convocation dans les bureaux de la Securitate de la narratrice. Elle est convoquée, ce “jeudi”-là, à “dix heures précises… dix heures pile”. Dès les premières lignes du récit, elle insiste sur l’adjectif qui résonne comme un diktat lancinant répété au fil du roman. De là, une chronologie implacable, un compte à rebours infernal. Le temps de l’insomnie “trois heures du matin… quatre heures… cinq heures précises…” Puis le trajet en tramway : “bientôt neuf heures”… “au prochain arrêt, il sera dix heures moins le quart”. Le trajet dure habituellement une heure. Elle prévoit toujours une heure trente pour être sûre de ne pas être en retard, d’autant que les horaires du tramway sont soumis au bon vouloir du conducteur qui plante parfois le véhicule sur place pour aller faire ses courses. Le récit s’articule autour de ce déplacement dans la ville. Le tramway est un univers en réduction. Les passagers, plus vrais que nature, sont évoqués avec leurs petites manies, leurs défaillances, leur simplicité. La mangeuse de cerises, de “cloques rouge sang et amollies”, qui crache ses noyaux dans sa main sans prendre le temps de les sucer soigneusement. Le vieux monsieur au chapeau de paille qui crache, la vieille dame “à la tête qui tremble de gauche à droite”, le conducteur qui se bat avec une grosse mouche, tout en mangeant ses bretzels. L’abruti au fond du bus qui éternue huit fois de suite et qui va finir par “rapetisser jusqu’à n’être plus qu’une boule de morve”. Leurs discussions sur le sang de groupe A qui attire les mouches et les puces…

Depuis qu’elle est convoquée, et cela de plus en plus souvent, elle ne vit plus comme avant. La pensée de la convocation l’obsède et mange sa vie. Elle souffre d’insomnies. Comment se dépendre en effet de l’image d’Albu, le policier qui l’interroge et qui lui impose à chaque fois un baisemain dont elle ne sait comment se débarrasser de la bave répugnante qu’il laisse sur sa main, ou qui cherche sans cesse à la caresser, ou lui écrase les ongles ? Comment oublier le bout de doigt glissé à son insu dans son sac pendant un interrogatoire et les traces de sang sur les mouchoirs jetés dans la poubelle des toilettes, les cris qu’elle entend dans d’autres salles d’interrogatoire et qui lui font peur ? Comment ne pas sombrer dans cet univers de petits riens terribles et angoissants sur lesquels l’écrivain ne s’arrête pas mais qui suggèrent efficacement l’horreur de la convocation ?

Le récit est un voyage dans le temps de la narratrice, dans son histoire, qui peu à peu nous fait comprendre le pourquoi de la convocation. Son passé tout à fait ordinaire est ponctué d’événements violents : les délations habituelles, les menaces ; la tentative de son premier mari, cédant à une pulsion meurtrière, qui manque de l’étrangler avant d’entreprendre de la balancer dans la rivière toute proche ; le viol qu’elle a subi de la part d’un de ses collègues, Nelu, alors qu’ils étaient tout deux en déplacement professionnel dans une ville lointaine ; l’alcoolisme de son second mari qui boit plus que de raison et qui, comme beaucoup, prend sa “cuite” tous les soirs, la bat à l’occasion, a des accès de folie mais auquel elle fait, malgré tout, confiance. La violence est partout : violence en mots de sa mère quand elle lui dit qu’elle ne doit son existence qu’à la mort de son frère ; violence de la mort de Lili, l’amie de l’usine aux multiples amants, fusillée par un garde-frontière dont la tombe est fleurie de fleurs rouges, “des sanguinaires” des fleurs de sang car chacune est “jusqu’aux extrémités des lambeaux de chair”. Violence aussi du non-dit, d’un regard, du silence plus angoissant que le silence de la mort “à vous agrandir du plancher jusqu’au plafond” quand on se retrouve avec soi-même après un interrogatoire. Violence de l’accident de moto de Paul, provoqué par on ne sait qui. Violence des intimidations, des avertissements d’Albu ou de la voiture rouge vide garée comme une provocation en dessous des fenêtres de l’appartement. Cependant, la violence des faits, des situations, constamment modulée par la langue nourrie des images du dialecte, de l’allemand et du roumain, d’une richesse et d’une inventivité métaphorique surprenantes, suffit à les dénoncer. La force du récit est dans la retenue de la langue. De ce fait, ce roman n’est pas noir. Il évoque, dans son âpreté, un monde quotidien fait de petits riens comme la contemplation des “doigts du soleil” sur le sol de la chambre, des “hirondelles enfilées dans les nuages”, son bonheur “bancal” avec Paul, le vieux cordonnier bavard, parlant tendrement de sa femme qui devient folle et qui, avant de se suicider, aimait écouter de la musique pour ne pas entendre les rats dans son échoppe, le constat banal que la souris dans le bocal de cornichons : “C’est plus dégoûtant qu’un doigt.” Tout ce qui permet malgré tout de rester en vie

Le crime de la narratrice ? Ce qui lui vaut d’être convoquée ? Ne pas aimer sa patrie. Alors qu’elle travaillait encore dans une usine de pantalons pour hommes à destination de l’Italie, elle a eu l’idée de glisser un petit papier dans la poche de quelques pièces de vêtements, portant son nom et son adresse, dans l’espoir qu’un Italien la contacterait peut-être et l’emmènerait en Italie. Une bouteille à la mer en quelque sorte. Non dans le rêve romanesque de la conquête d’un quelconque Roméo mais dans l’espoir d’échapper à sa vie morne. Son collègue, Nelu, la surprend, la dénonce et réclame que son geste soit considéré par les autorités comme un crime contre l’État. Cela dit, La Convocation n’est pas un manifeste politique et ne dénonce pas la dictature. Elle se dénonce toute seule. L’écriture est un acte intransigeant de résistance. Une lutte au quotidien pour ne pas sombrer.

Le roman pose une question essentielle, à partir de laquelle toutes les autres se déclinent : “Comment marche la vie ?” Face au risque de la folie qui guette : “Est-ce que j’y suis pour quelque chose ?” Comment vivre, comment ne pas mourir, comment rester soi dans un monde où l’on ne peut faire confiance à personne, où le voisin le plus amical se révèle être un informateur ? Comment résister à l’humiliation face à laquelle “on se sent pieds nus” ? Comment, après trois jours d’interrogatoires d’affilée, quand les nerfs sont comme “du fil de fer scintillant” ne pas sombrer dans la folie comme celles qui deviennent “folles à la police sans avoir rien fait”, comme la voisine, Madame Micu, qui se fait belle tous les mercredis, persuadée qu’on va venir chez elle lui annoncer qu’elle a gagné le gros lot à la loterie ? Comment faire avec le non-sens du monde, avec l’absurdité de la vie, avec le manque de but dans la vie ? Comment faire avec la langue du parti, une langue de slogans que sa belle-mère a refusé d’apprendre ? Comment échapper à la déliaison qu’impose la méfiance nécessaire face à l’autre et face aux mots qui trahissent ? Autrement dit : “Comment tenir sa tête pour qu’elle supporte les jours ?” Ou encore : “Comment organiser sa tête ?”

La narratrice expérimente différents moyens de s’en sortir. Pendant les interrogatoires, elle peut mentir “à force de solitude” en jouant avec ce que l’on dit jusqu’à croire à son mensonge et inventer des stratégies pour échapper aux avances d’Albu, le policier. Ou inventer des histoires. Un jour, alors qu’elle devait se rendre à son travail, elle a même inventé la mort de son grand-père pour pouvoir aller acheter une paire de chaussures un matin dès l’ouverture du magasin. Elle pourrait elle aussi dénoncer. Ou devenir folle. Parfois, elle note ce qu’elle voit, compte les objets, ce qui la rassure. Ou s’astreint à “penser à quelque chose de clair” et tente d’écrire en courant le risque que ce qu’elle écrit soit trouvé.

10 h 05. Le tramway va bientôt arriver à destination. Une découverte… Une trahison de plus… Comment “ne pas perdre la tête”?