Après un an et demi de lutte en faveur de la modification de la loi LRU et de la revalorisation de la recherche, où en est-on ?  Ce simple et bel ouvrage de Laurent Ségalat propose d'élargir le débat.

 

Après un an et demi de lutte en faveur de la modification de la loi LRU et de la revalorisation de la recherche, on peut légitimement se poser des questions: où en est-on? Quel est l'état des forces en présence? Quels effets ces changements auront sur la recherche ? Le débat est en cours, le mouvement de protestation des enseignants et des chercheurs n’ayant abouti que très partiellement. Mais on peut aussi profiter de cette occasion pour élargir le débat. C'est ce que propose Laurent Ségalat   dans ce salutaire pamphlet intitulé La science à bout de souffle ? . Il  présente de manière crue, brutale et imagée les difficultés dans le fonctionnement des institutions que chérissent le plus les chercheurs : les revues scientifiques, l’évaluation par les pairs, les commissions de spécialistes chargés de l’évaluation et l’ensemble de ces mécanismes sur lesquels repose la circulation des ressources et des résultats de recherche, plus particulièrement dans les sciences "dures".

La multiplication des cas de fraudes aurait du nous alerter, comme symptôme d’un plus grave problème, dit L.Ségalat. Or ce n'est pas le cas : rien ou presque n'a fondamentalement changé, malgré de nombreuses réflexions sur les dysfonctionnements de l’évaluation. Les systèmes d'évaluation sont au coeur de cette réflexion car celle-ci, comme le savent les chercheurs au quotidien, joue un rôle pivot dans la pratique et dans la définition de la politique de la recherche   On assiste plutôt à une sorte de renforcement de l’évaluation bureaucratisée et managériale, avec force outils bibliométriques. Et de confondre allégrement la quantité avec la qualité : l'Australie voit sa production scientifique augmenter de 40% depuis la mise en place d'indicateurs bibliométriques: est-ce pour autant que la qualité de la recherche australienne a augmenté de 40%? Cette tension entre l’évaluation collégiale censée être informée par les pairs et la gestion managériale est de nos jours particulièrement forte. Car il y a bien quelque chose de pourri dans le royaume des sciences ! Ce livre, bien moins caricatural que ne l'annonce son auteur, est un guide dans la souche de cette pourriture et comme Ségalat n'a pas sa plume dans la poche, il touche là où ça fait mal, notamment une incapacité presque légendaire des chercheurs eux-mêmes à traduire en action leurs propres critiques du fonctionnement de la recherche.

Plusieurs éléments composent les racines du mal:

- la bureaucratisation de l'évaluation de la recherche (et de sa gestion).

- l'évaluation dans les formes qu'elle prend aujourd'hui.

- l'absence -paradoxale- de "contrôle de la qualité" dans la profession.

- la concurrence effrénée des chercheurs, à titre individuel.

- l'absence de mécanismes de coopération (notamment de coopérations "horizontales" au sein des mêmes champs disciplinaires et pas tant celles, "verticales", où des compétences se complètent dans les projets).

La principale leçon qu’on retiendra est que le système censé s'auto-réguler (par les pairs, par les évaluations, par les multiples niveaux d'évaluation) est en réalité incapable de faire face à la fraude, aux petits arrangements, aux luttes de priorité. L.Ségalat utilise l'analogie sportive intensément: comme le cyclisme totalement pourri par le dopage, la science dérive et supporte un système de dopage efficace qui passe toujours les  contrôles sans peine. Le système "globalisé" de la recherche avec ses multiples agences a démultiplié ses marchés de financement, ce qui semble favoriser cette dérive vers les fraudes et les résultats médiocres (et nombreux). A l'image du système financier, la mondialisation de la recherche s'est emballée; elle semble incapable de répondre à cette dérive si ce n'est en fabriquant une "usine à gaz" de l'évaluation et en promouvant sa bureaucratisation (l'Agence pour l'Evaluation de la Recherche et de l'Enseignement, ou AERES, elle-même va se faire certifier ISO-n'importe-quel-mille, histoire de nous faire croire qu'elle fait bien son travail !).

L.Ségalat, contrairement au discours dominant chez les critiques du système de la recherche   , n'accuse pas l'excessive marchandisation du savoir. Il dénonce plutôt l'absence de contrôle de qualité interne au système. L'auto-contrôle par la profession est un leurre, dit-il; la seule conscience professionnelle ne suffit plus. Il n'existe aucune force de rappel de la qualité. L'absence de qualité dans les entreprises entraîne des coûts et c'est pour cette raison qu'elles s'y adonnent, non par volonté de faire plaisir au consommateur. En science, l'absence de qualité n'engendre pas véritablement de coût. L.Ségalat suit le raisonnement de John Ioannidis, poil à gratter des sciences bio-médicales, qui a  montré que la moitié des travaux publiés sont inutiles ou faux (à peine une caricature !   ) Les chercheurs en sont d’ailleurs conscients: 8% des chercheurs interrogés par la Scientific Research Society seulement jugent que l'évaluation par les pairs fonctionne correctement   . Et de lancer quelques pistes intéressantes sur l'application de l'évaluation (nécessaire) qui doit être réformée.

De plus, il avance l'idée de la futilité de la bibliométrie appliquée aux individus (dans des pages savoureuses)   . Le contrôle bureaucratique (et autoritaire) de l’AERES et autres agences de certification ne semble pas non plus fournir de solution. Probablement est-ce dû à un diagnostic erroné : l'idée selon laquelle un mécanisme externe d'évaluation changerait la donne et rendrait le système plus efficace (au fait, efficace pour qui ?). Sans parler du fait que l'évaluation externe est utilisée pour distribuer les fonds de la recherche sur un mode compétitif plutôt qu'en s'appuyant sur les mécanismes internes des institutions de recherche. Bref, l'usine à gaz est en réalité la justification de l'affaiblissement du pouvoir des instituts de recherche et la diminution des budgets récurrents pour la recherche. Son objectif n'est pas d'évaluer la qualité de la recherche mais de dissiper la capacité de négociation des instituts publics. Mais revenons à Laurent Ségalat (qui ne s'aventure pas sur ce terrain).

S'agissant d'un pamphlet, le livre n'amène pas de "preuves" mais se fonde sur une solide expérience de recherche de l'auteur lui-même. Et pour lui, en tant que chercheur, le coût du système actuel d'évaluation est excessif comme le pensent de nombreux autres chercheurs.  Mais pour l'instant rares sont ceux qui s'aventurent dans cette analyse; car les chercheurs pour l'essentiel se contentent de réagir de manière pavlovienne aux injonctions bureaucratiques   . Et se bornent à accepter comme inéluctable le mode actuel de fonctionnement de la recherche. Comme le dit L.Ségalat : "Il y a certes des dérives mais, après tout, le système ne marche pas si mal. Les Etats-Unis fonctionnent ainsi et dominent la science mondiale. Ce sont les arguments qu'on entendait mot pour mot à propos de la finance mondiale avant que l'édifice ne s'écroule."  

On trouvera dans ces quelques 100 pages la quasi totalité des arguments pour ou contre l'organisation actuelle de la recherche. Mais la véritable contribution de cet ouvrage risque de passer inaperçue. L’auteur suggère deux principales pistes pour améliorer ce système : instaurer un système de qualité basé sur le produit et non sur sa diffusion; promouvoir de manière préférentielle les associations entre compétences similaires. Il faudrait sans doute ajouter la faiblesse de l'interaction entre les usagers de la recherche, ou plus exactement, l'absence d'intervention des non-scientifiques au sein du saint des saints: la définition des orientations de recherche et la mise en place de la programmation de la recherche (cela se pratique à une échelle limitée dans certains domaines comme la recherche sur les myopathies, un domaine dans lequel est engagé l’équipe de Laurent Ségalat).

C’est par son attention aux maux internes de la recherche que brille ce pamphlet et non par la plus usuelle dénonciation de la commercialisation de la connaissance. Et c’est aussi pour cette raison que son message risque d’être mal compris car finalement son sujet dépasse de beaucoup la remise en cause d’une quelconque politique. Gageons que par son écriture simple et accessible il touche un public plus large que les personnes qui sont professionnellement engagés dans la recherche. C’est en tout cas un vrai plaisir de le lire
 

* Ce texte est une version éditée d'un article de Rigas Arvanitis initialement publié sur son blog à :

http://rigas.ouvaton.org/

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