Une nouvelle édition voulant marquer la pérennité d’une hypothèse.

Aux éditions Payot, est parue une nouvelle édition de l’ouvrage déjà célèbre de Noam Chomsky.Dans quelle mesure l’augmentation d’un même texte, ici par quatre chapitres inédits, le change-t-elle en un autre? Quelle unité reconnaître à un projet théorique quand, par-delà les ans et les controverses comme les adhésions qu’il a pu susciter, il se complète? Maurice Blanchot, dans la note qui précède la nouvelle édition de Thomas l’Obscur, distingue le temps d’écrire, le temps de remettre à l’éditeur et le temps de la publication, trois temps où déjà le texte se modifie. Concernant ce récit en particulier de Blanchot, la nouvelle édition n’augmente pas mais retranche de l’ancienne version. Quelle version peut-on considérer comme définitive?  Aucune s’il y a, comme l’indique Blanchot, “pour tout ouvrage, une infinité de variants possibles”. La version peut être dite “autre et même toute nouvelle, mais toute pareille, si, entre la figure et ce qui en est ou se croit le centre, l’on a raison de ne pas distinguer, chaque fois que la figure complète n’exprime elle-même que la recherche d’un centre imaginaire.”La nouvelle édition du texte de Chomsky apporte ainsi du nouveau mais le geste de compléter ne marque pas la clôture du travail. Bien au contraire, il indique l’horizon d’une recherche. Il se pourrait qu’il poursuive un centre imaginaire, celui d’une grammaire universelle, mais la poursuite d’un imaginaire n’a jamais discrédité un effort dont la fécondité se mesure à sa rencontre du réel. Devant l’ampleur du projet et des discussions qu’il lance, il s’agira pour nous de repérer uniquement quelques points appelant chacun de plus longs développements. Il y a aussi, pour toute recension, une infinité de versions possibles.


Un projet ambitieux

La linguisitique, selon Chomsky, n’est pas une simple science régionale et son effort théorique consiste pour une part importante à manifester les connexions entre les disciplines et, plus encore, à dépasser les cadres étroits de la pensée du langage dans la seule linguisitique. Une science qui a pour objet l’étude du langage et des langues n’est pas captive de l’analyse du système d’une langue particulière. Penser le langage implique de penser ce que sont la pensée, l’intelligence humaine, le sens dans le son comme dans l’absence de son. C’est ainsi que les trois premiers chapitres de l’édition de 1969 montrent la richesse de la linguistique pour comprendre ce qu’est la pensée, en portant le même titre, à savoir “Contributions linguistiques à l’étude de la pensée”, la différence venant du moment de cette contribution, à savoir “le passé”, “le présent” et “le futur”, ce dernier temps n’étant pas celui de la prophétie mais du travail à accomplir. Les quatre chapitres inédits permettent de saisir le passé de ce futur et ce qui reste futur. Ils s’efforcent d’analyser ainsi  la consistance de la biolinguistique ou de la psycholinguistique et d’exhiber “les zones d’intersection entre la linguistique, la philosophie et la psychologie”   Y a-t-il un point ou un centre imaginaire pour organiser cette rencontre? Quoi qu’il en soit, Chomsky tente de dissiper les malentendus concernant la discussion de son travail comme des confusions entre ce qu’il appelle structure profonde, grammaire générative ou grammaire universelle.

Le rationalisme de Chomsky étudie en devenir la langue en devenir. Contrairement à la pensée foucaldienne, dans Les mots et les choses, d’une epistémé, d’un a priori historique, reliant par exemple théorie de la langue et théorie économique et vivant de discontinuités, Chomsky, en dépit de la tripartition en passé, présent, futur, vise la vérité transhistorique concernant le langage. Si l’invention de la grammaire générative transformationnelle a pu être reconnue comme bouleversant la linguistique, c’est qu’elle sortait du travail statique de la linguisitique structurale pour explorer la capacité humaine à générer des énoncés linguistiques dans leur variabilité infinie ainsi qu’à les comprendre. Elle interroge ainsi la grammaire des langues et pose qu’elle “doit, pour l’adéquation empirique, permettre une utilisation infinie de moyens finis”, “propriété récursive” qu’elle attribue  “à la composante syntaxique”   . Ses analyses supposent pour le lecteur qui n’est pas un linguiste professionnel  une acclimatation à la technicité de ses termes. Pour reprendre un couple conceptuel de Chomsky et le déplacer, il convient d’acquérir une compétence dans la lecture avant de parvenir à une performance dans quelque interprétation, de même que  dans le champ de la langue, il convient de distinguer la compétence,  à savoir la connaissance qu’un individu a de sa langue, aptitude à comprendre des phrases que l’on ne connaît pas, et la performance, à savoir l’invention infinie d’énoncés.


Grammaire et universel


Sans effacer le génie des langues, Chomsky ne suppose pas, comme Schleiermacher, l’existence d’un “irrationnel” entre les langues, le mystère de l’intraduisible. Plus importante lui est la mathématisation qui lui fait poser des universaux linguistiques. En ce sens, le fait que l’ouvrage ait été traduit par Louis-Jean Calvet et Claude Bourgeois ne devrait pas éloigner du sens du texte. Ces structures valant pour toutes les langues et inhérentes à l’esprit humain ignorent les climats ou le partage rousseauiste entre langues en raison de la position d’hommes sur une carte. L’hypothèse est heuristique et falsifiable comme toute hypothèse. Elle peut également signifier déjà une décision politique de sorte que les travaux politiques de Chomsky peuvent être pensés dans le sillage de sa compréhension du langage. Fichte, dans ses Discours à la nation allemande, opposait le latin et l’allemand dans une perspective politique et métaphysique. Poser l’universel dans la grammaire ne dit-il pas déjà une réflexion politique quoique dans une autre langue?

Pour approfondir et nommer aussi une lecture faite, cf. l’article Chomsky dans Le dictionnaire des philosophes de Baraquin et Laffitte aux éditions Armand Colin et les études qui y sont donnés