Sous forme d’aphorismes sans concessions, Eugène Green livre sa vision du monde et quelques uns des secrets de fabrication de son œuvre cinématographique.

Le cinéma est affaire d’orgueil, la chose est bien connue. "Je ne crois pas à la modestie ", fait dire Jean-Luc Godard à Jack Palance qui joue le producteur Jerry Prokosh dans Le Mépris, "je crois à l’orgueil, la fierté de faire de bons films" : le livre d’Eugène Green laisse à son lecteur un sentiment similaire. Avec sa Poétique du cinématographe (notes), le cinéaste franco-américain se place sous le double patronage de Boileau, pour le Grand Siècle dont Green est admirateur et fin connaisseur (son travail pionnier sur la prononciation baroque restituée faisant autorité), et de Bresson, à qui le présent titre rend explicitement hommage via les fameuses Notes sur le cinématographe   .

C’est en effet dans le sillage de celle de Robert Bresson que Green, venu tardivement à la réalisation, a explicitement inscrit son œuvre filmique, lui empruntant une certaine conception controversée du jeu des acteurs, un sens rigoureux du cadre et une vision spiritualiste du monde. Cette conception altière et sans concession de son art se retrouve entièrement dans le "vademecum personnel" qu’il livre ici.

En bon disciple de l’univers baroque, l’auteur divise son ouvrage en deux parties relativement complémentaires qui opposent "l’Idée" à "la Pratique", mettant ainsi concrètement en œuvre l’aphorisme liminaire du livre qui veut que "penser le cinéma, c’est résoudre des problèmes concrets" ; or, pour Green, cela implique avant tout de "se situer par rapport aux principales interrogations métaphysiques de l’homme occidental, car c’est d’elles qu’est né le cinématographe". Il faut saluer à cet endroit l’exigence et l’ambition d’Eugène Green, qui font sur ces questions à la fois l’originalité et la faiblesse principales de sa Poétique.

La volonté de Green est de renouer avec les racines d’une conception occidentale de l’image et de la représentation (la Torah, Platon, Saint Paul et la scholastique médiévale…) que le cinématographe viendrait porter à son point d’achèvement ultime. Il y a pourtant à cela une condition, qui implique de distinguer, tout comme Bresson, le cinéma en tant que pratique industrielle, dont les produits sont rebaptisés par Green des "bougeants" (transcription littérale et tendancieuse des movies produits à Hollywood, c’est-à-dire – selon la terminologie greenienne – en "Barbarie"), du cinématographe, mode de pensée, dispositif "mystique par nature", qui permet de rendre l’homme sensible à "la présence réelle", incarnée au premier chef lors du rituel de l’Eucharistie. Même dans la section réservée à la pratique, ce crédo demeure le point fixe du livre, qui appelle à sa rescousse Maître Eckhart, Pascal, ou Flaubert pour creuser son sillon et légitimer sa vision, le scénario (obéissant de préférence au grand modèle aristotélicien), l’image (en particulier la lumière et le cadre) et le son n’étant qu’autant de moyens de révéler in fine « la présence de l’être ».

Les aphorismes de Green sont souvent bien tournés ("Filmer un être, c’est le désirer, et le frapper de son sceau ; faire voir son âme, c’est un acte de charité marquant la victoire de la vie sur la certitude de la mort." ; "Ceux qui parlent de “voix blanche” dans les films de Bresson doivent être sourds, et apparemment n’ont jamais vu de couleurs."), parfois inutilement provocateurs ("[…] on dit souvent que Balzac “peint” ses personnages, mais il en fournit plutôt des fiches descriptives. C’est pourquoi il n’est ni peintre ni écrivain"), ou encore tout simplement percutants ("La poésie, c’est l’apparition du verbe qui se cache dans les mots ; le cinéma, c’est la parole faite image."). Plus profondément, si chaque note est bien construite, voire bien vue, si chacune stimule, intrigue, parfois provoque le rejet, si elles construisent bien une pensée cohérente, il reste que cette dernière n’est jamais vraiment convaincante.

Green assume dans sa note d’intention l’aspect épars et décousu de son travail, nous incitant justement à ne pas forcément le lire comme une démonstration philosophique. Celle-ci serait par ailleurs minée par un certain côté répétitif des principaux crédos du cinéaste, comme s’il suffisait d’invoquer la "présence réelle" pour la faire advenir, ainsi que par ses rengaines amusantes mais maladroites contre la barbarie américaine (reprenant l’antienne godardienne du pays sans nom, Green parle par exemple de G. W. Bush jr comme du "Buisson-non-ardent"). Inversement, les admirations sont nombreuses, et l’auteur rend amplement hommage à Yasujiro Ozu, Michelangelo Antonioni ou Andreï Tarkovski, cinéastes aujourd’hui décédés qui partageaient les principales options esthétiques et idéologiques d’Eugène Green.

Dès lors, on est parfois déçu, devant un tel déploiement théorique et rhétorique, par la teneur du versant proprement poétique ou pratique de l’ouvrage. Green enseigne à la FEMIS, ses films et ses propos montrent des prises de parti bien tranchées, et pourtant le décontenancement guette aisément à la lecture de certains conseils, assénés doctement et avec assurance. Parmi quelques lapalissades, on apprend ainsi que "la nécessité pour le cinéaste […] de déterminer quelles parties de l’image seront nettes et quelles seront floues correspond en fait au fonctionnement du regard humain", que "chaque cadre doit être déterminé en fonction d’un “sujet”", qu’il est important pour un cinéaste de travailler en bonne entente avec son directeur de la photographie, ou que "la lumière n’existe pas sans les ténèbres", etc. Là encore, les moments les plus forts correspondent à ceux qui sont les mieux informés ou les mieux reliés à un point de vue idéologique solide, à l’instar de ceux sur la technique du scenario et ses rapports avec le modèle aristotélicien, ou sur la technique de l’acteur, bénéficiant sans doute en cela du poids supplémentaire apporté par l’expérience de Green dans des domaines où il a déjà amplement fait la preuve de son expertise.

La véritable gêne survient peut-être du fait que cette poétique cinématographique semble correspondre exclusivement, ou presque, à ce que nous pouvons en voir dans les films de Green lui-même ; Green écrit moins une lettre à un jeune cinéaste, ayant une portée universelle, qu’un bilan de ses propres recherches visuelles, à son propre endroit. Mais là encore, ces propos semblent redondants avec les images qu’ils illustrent et qui parlent cent fois mieux qu’eux – à condition d’accepter de vraiment regarder les films de Green, qu’il s’agisse du Monde vivant (2003), du Pont des Arts (2004) ou de son dernier opus, La religieuse portugaise (2009).

Les films de Green ne laissent pas indifférent, ils subjuguent ou agacent, tout aussi violemment ils passionnent ou ennuient, leurs partis-pris formels sont nets, tranchés, à prendre ou à laisser. Les Notes du cinéaste sont donc à la fois le résultat de ces recherches visuelles et un programme pour des films à venir : les films nourrissent la Poétique, qui alimente en retour les œuvres futures.

On comprend mieux ce sentiment diffus à la lecture de l’opuscule que les films que décrit Green et qu’il appelle sous sa plume ne sont autres que les propres films d’Eugène Green. Ma poétique, donc, plutôt que Poétique du cinématographe ? L’essai prend une valeur en effet plus indicative, au titre de témoignage ou de semi-document de travail, plutôt que de manuel théorique, avec au milieu de tout cela, pour le lecteur diligent, quelques belles pépites à méditer.