En ce début de XXIe siècle, à l’heure où la population urbaine devient majoritaire dans le monde, Bernardo Secchi propose une réflexion ambitieuse sur la croissance et la transformation fulgurantes de la ville au cours du XXe siècle.

Comment appréhender la montée en puissance du fait urbain ? Quelles peuvent être les clefs de lecture des mutations urbaines profondes qui ont caractérisé les dernières décennies ? En ce début de XXIe siècle, à l’heure où la population urbaine devient majoritaire dans le monde, Bernardo Secchi propose une réflexion ambitieuse sur la croissance et la transformation fulgurantes de la ville au cours du XXe siècle. Une démarche d’architecte, non d’historien : l’ouvrage n’est pas une histoire méthodique et complète de la ville du XXe siècle, mais plutôt un essai théorique personnel. Un manque de rigueur dans la conduite du raisonnement nuit à la démonstration de l’auteur : on ne trouve pas de véritables introduction ni conclusion,  pas non plus de problématique clairement énoncée. Le titre neutre du livre, La ville du vingtième siècle, souligne cette faiblesse. Mais l’approche pluridisciplinaire de l’auteur, croisant les références architecturales, urbanistiques, artistiques, littéraires et philosophiques est stimulante, et le contenu du livre est assez riche.

L’auteur construit trois " récits ", trois clefs de lecture des transformations de la ville. Le premier raconte l’expansion et la dissolution de la ville, la peur d’une urbanisation totale du territoire. Le deuxième analyse le projet de la ville moderne – incarné notamment par La ville radieuse de Le Corbusier et Broadacre City de Frank Lord Wright –, l’édification d’une nouvelle société voire d’un " homme nouveau " par l’architecture et l’urbanisme. Enfin, le troisième explore les aspects physiques du Welfare, la contribution de l’urbanisme à la recherche du bien-être individuel et collectif.

Bernardo Secchi centre son propos sur l’espace européen, à l’image des villes étudiées : Berlin, Amsterdam, Sienne, Genève, Copenhague, Stockholm, Helsinki... L’ouvrage porte ainsi davantage sur " la ville européenne du XXe siècle " que sur la " ville du XXe siècle ". Ce choix reflète le cheminement professionnel de Bernardo Secchi, architecte-urbaniste italien résolument européen : il a étudié et conçu des plans pour de nombreuses villes italiennes (Sienne, Bergame, Prato, Pesaro, Brescia) mais aussi pour Genève, Marseille, Rennes, Rouen et Anvers – architecte référent de Studio 09 pour la consultation internationale du " Grand Pari(s) de l’agglomération parisienne ", il a aussi réfléchi sur l’avenir de la métropole parisienne. Cet horizon européen est l’un des points forts du livre : l’auteur met en évidence l’existence d’une culture européenne du projet spatial, en éclairant les passerelles et influences réciproques entre urbanistes et projets spatiaux européens (cités jardins d’Ebenezer Howard, " villes du travail " de l’Union Soviétique, New Towns anglaises à partir des années 1950, villes nouvelles françaises dans les années 1970).

Le questionnement des rapports entre la ville, l’individu et la société constitue le fil rouge des trois récits. C’est la construction d’un projet de société (et notamment la définition du rapport entre liberté individuelle et liberté collective) qui nourrit et ordonne l’intervention sur la ville. Alors qu’on considère souvent que la réflexion et l’action des architectes et urbanistes ont peu de prise sur la croissance et la transformation de la ville, l’auteur souligne le rôle du projet urbanistique et architectural, au sein d’un projet social plus vaste, dans la fabrication de l’espace habité, à l’image des Hauts de Rouen, grand ensemble construit pendant les " 30 Glorieuses ". Les architectes et urbanistes contribuent même à la transformation de la société, notamment par la place fonctionnelle et symbolique centrale qu’ils accordent aux espaces communs. " Le projet de la ville devient, tout au long du siècle, une part importante de la construction de notre idée du Welfare et de notre idée de la liberté "   , écrit Bernardo Secchi. C’est l’oeuvre de la " grande génération ", selon l’expression d’Henri Godard, réunissant différents champs artistiques, et composée notamment de Frank Lord Wright, Le Corbusier, Joseph Albers, Piet Mondrian, Laszlo Moholy-Nagy, Ludwig Mies van der Rohe et Walter Gropius.

Pour Bernardo Secchi, ce grand projet spatial s’est éteint à la fin du XXe siècle, étouffé par " l’irruption du fragment, du souci de soi, de la recherche de vie privée et d’intimité "   . La construction de la ville nouvelle anglaise de Milton Keynes à partir des années 1970, consacrant l’habitat dispersé et le shopping mall plutôt que les aménagements collectifs et publics, est un exemple emblématique de cette dislocation et cette privatisation de l’espace urbain. La fin de la société de masse et l’avènement de la société de la flexibilité, de la compétitivité, et de l’inégalité comme facteur d’émulation entre les individus, les groupes sociaux et les territoires, redistribuent la relation ville-individu-société, remettent en cause la démarche des architectes et urbanistes et interrogent le sens des politiques urbaines. Cette lecture pose une question majeure à la société urbaine en ce début de XXIe siècle : le projet spatial a-t-il encore un sens ? Quel est le rôle des architectes et urbanistes dans la ville d’aujourd’hui, et quelle peut être leur contribution à la construction d’un nouveau projet de ville et de société ?