Cet ouvrage, qui propose un nombre important de contributions et d’études de cas inédites, s’imposera sans doute comme une référence pour qui s’intéresse à l’évolution récente de la social-démocratie européenne.

Les seize contributions rassemblées dans l’ouvrage collectif In search of social democracy, sont issues d’un cycle de trois conférences internationales, préparé par un groupe d’historiens britanniques depuis l’automne 2003. Alors qu’un premier volume, paru en 2007, traitait de « l’Age d’Or » de la social-démocratie   , le présent opus est consacré à l’évolution de cette famille politique depuis la fin des années 70, marquées par une crise économique qui déstabilisa les partis sociaux-démocrates, autant sur le plan électoral qu’idéologique. Le retour au pouvoir de nombreux partis s’étant accompagné d’une « révision » de leurs valeurs et de leurs propositions, c’est ce changement d’identité qu’interroge ce livre. Quelles ont été ses modalités ? A-t-il été uniforme ? Était-ce le seul chemin possible ? Les directeurs de l’ouvrage, qui assument le fait de ne pas avoir imposé de « ligne idéologique », soulignent dans l’introduction que malgré une littérature abondante, la modernisation de la social-démocratie n’avait jamais été envisagée en détail en intégrant les expériences gouvernementales de la fin des années 90 et du début des années 2000. Ils précisent aussi que les contributions se sont focalisées sur l’Europe de l’Ouest, cette aire géographique étant le berceau et le cœur d’une longue tradition sociale-démocrate.

Trois parties structurent l’ouvrage. La première est consacrée aux causes de la crise ayant touché les sociaux-démocrates à partir de la fin des années 70, et aux défis auxquels ils ont dû faire face. Le premier chapitre s’interroge sur les raisons du tournant néolibéral adopté par la social-démocratie européenne. Ashley Lavelle, à travers l’étude des cas allemand, suédois et australien, affirme que c’est l’effondrement du boom économique de l’après-guerre qui en est la cause. La crise rampante qui dure depuis 1974 aurait empêché les sociaux-démocrates d’œuvrer en faveur du progrès social sans que leur action ne remette en cause les profits des détenteurs de capitaux. Avec l’effondrement de la croissance, les solutions keynésiennes rentraient en conflit avec les exigences du capital. Dès lors, s’est opéré le choix - sous contrainte - de politiques néolibérales. Ce n’est donc pas dans l’idéologie qu’il faudrait chercher l’origine du tournant néolibéral, mais dans un changement de la situation économique et dans l’échec des politiques keynésiennes. Ce n’est que dans un second temps que la faillite de ces politiques a été utilisée par les tenants du néolibéralisme pour mieux asseoir leur domination idéologique. L’auteur conclut en estimant que seul un retour (improbable) à l’équation économique des Trente Glorieuses permettrait de revenir sur la " néo-libéralisation " de la social-démocratie.


Le second chapitre permet d’amender l’idée d’une « néo-libéralisation » commune à tous les partis sociaux-démocrates. A partir d’une étude comparée des données économiques de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni depuis 1970, Norman Flynn souligne que si la pression sur la fiscalité est une réalité commune, les réponses à la crise ont été différentes, seule l’Angleterre ayant opté pour une dérégulation poussée du marché du travail (moyennant des résultats d’ailleurs discutables). Par ailleurs, l’auteur soutient que sur l’échelle mondiale, les similarités des systèmes de protection sociale étudiés ici sont fortes et l’emportent sur les différences. Selon lui, les politiques sociales n’ont pas été démantelées d’une façon radicale. Au fond, résume-t-il, « the trends of the three decades from 1970 are surprising not because of the collapse of the social democratic model but because of its persistence »   .
Le chapitre 3 qui clôt cette première section évoque l’idée que le futur du socialisme  pourrait être un futur… sans socialisme !   Sans accréditer cette hypothèse radicale, Noel Thompson souligne à quel point la liberté de circulation des capitaux restreint l’autonomie de toute stratégie social-démocrate inspirée des principes keynésiens. Alors que la crise économique a sapé les fondations de la social-démocratie décrite par Crosland en 1956 (économie mixte, politique de redistribution fiscale, système avancé de protection sociale…), la social-démocratie serait donc aujourd’hui la proie d’un dilemme redoutable : soit la fuite en avant dans la radicalité socialiste, au risque de négliger les contraintes de la globalisation et de réduire à peau de chagrin sa base électorale ; soit la prise en compte de la puissance économique et idéologique des forces du marché, au risque de dissoudre son identité progressiste. « Electoral suicide or ideological death »   ! L’auteur laisse cependant entendre qu’il existe un espace de dépassement de cette alternative mortifère, qui ne résume pas à la Troisième voie blairiste.
La seconde partie de l’ouvrage est une suite d’études de cas examinant les réactions respectives des différents partis sociaux-démocrates à la crise. La politique économique du PS durant le mandat de Lionel Jospin est analysée dans le chapitre 4. Ben Clift y voit l’illustration du manque de pertinence des thèses sur « la fin de la social-démocratie ». Il serait selon lui un peu court de se contenter d’évoquer le tournant de la rigueur de 1983 pour conclure à la mort idéologique du socialisme français. Sa « renaissance » se lirait dans le dirigisme économique de la mandature de Lionel Jospin, lequel aurait prouvé qu’à condition de préserver la crédibilité économique du pays face aux marchés financiers, un gouvernement peut conduire une politique keynésienne en faveur du plein emploi et de la justice sociale. Même dans un contexte certes difficile de dérégulation des marchés et de contraintes liées à la monnaie unique, un « activisme social-démocrate » resterait donc possible.


Consacré à l’évolution du PSOE   depuis 1974, le chapitre 5 insiste quant à lui sur la capacité d’innovation et la plasticité idéologique du parti socialiste espagnol. Ayant adopté un label marxiste pour s’imposer dans l’opposition de gauche, le PSOE s’est en effet vite délaissé de ses oripeaux radicaux pour devenir un « catch-all party » (parti « attrape-tout ») et ainsi conquérir le pouvoir. Sans se confondre avec la droite néolibérale, le PSOE a mené une politique économique plutôt orthodoxe : il aura fallu une grève générale en 1988 pour que les dépenses sociales soient augmentées, tandis que depuis 2004, Zapatero a choisi la continuité avec la politique économique menée par la droite. C’est davantage sur le terrain des réformes sociétales et des libertés civiles que le PSOE a su être innovant et se constituer une large base électorale. Il faut souligner ici que l’histoire du PSOE, en raison de la dictature franquiste, n’a pas été la même que celle des bastions traditionnels de la social-démocratie. « If the PSOE had an ideology, it was an amalgam of “Europeanisation”  / ”modernisation” rather than socialism»   .
Le chapitre 6 traite de la social-démocratie suédoise, longtemps envisagée comme le modèle à suivre, conciliant la compétitivité économique et un État-Providence très développé. Néanmoins, Dimitris Tsarouhas explique comment la crise économique a entamé l’unité du mouvement ouvrier, et contraint le SAP     à des politiques d’austérité qui ont dégradé son lien historique avec les syndicats. Malgré la fin du modèle suédois de dialogue social (les négociations centralisées ont cédé la place à des négociations au niveau des fédérations, voire, dans certains secteurs, à des salaires individualisés), de nombreux facteurs ont contribué à la reconstruction du lien parti-syndicat, laissant entrevoir « un nouveau modèle suédois ». Cependant, l’auteur souligne sa fragilité, due à des difficultés internes (la coalition de centre-droit au pouvoir depuis 2006 semble imposer une approche de type « workfare » étrangère à la tradition suédoise) et externes (une récente décision de la Cour de Justice européenne est venue bousculer les fondements juridiques des accords collectifs en Suède), qui peuvent se révéler destructrices sur le long terme.
Les chapitres 7 et 8 sont consacrés aux cas allemand et britannique. Hartwig Paul souligne d’ailleurs l’influence sur le SPD de la Troisième voie théorisée par Giddens et Blair. Étudiant le discours programmatique du parti entre 1989 et 2007, il aboutit à la conclusion que sa conception de la justice sociale a été profondément modifiée. Abandonnant la vision classiquement social-démocrate d’une justice comme « égalité de condition », le SPD a adopté une vision plutôt libérale, inspirée de John Rawls, d’une justice comme « égalité d’opportunités ». En clair, cela signifie que l’idée de redistribution par l’impôt n’a plus guère sa place dans le projet du SPD, lequel a par ailleurs intégré l’idée d’un marché du travail de plus en plus flexible. Selon l’auteur, les conséquences sur l’identité du SPD sont lourdes : « The SPD tried to move “beyond left and right” to broaden its electoral appeal but it seems that currently it finds itself in no man’s land »   . S’agissant du New Labour en Grande-Bretagne, Eric Shaw propose d’étudier sa réforme des services publics. Là encore, l’évolution est manifeste : les méthodes de management importées du privé et une compétition accrue se sont substituées à la conception du service public comme un secteur à part, reposant sur des compétences et une éthique professionnelles tendues vers l’intérêt général. Sans s’engager à tirer un bilan des réformes travaillistes, l’auteur souligne les risques de démembrement et d’inégalité du service rendu aux usagers qui en résultent.


Le dernier chapitre de la section, sans doute un des plus stimulants du livre, est une contribution de Gerassimos Moschonas. Ce dernier y souligne que le problème de la social-démocratie consiste notamment en la perte de son originalité concernant le traitement de la question sociale. Or, la construction européenne, à laquelle les sociaux-démocrates ont œuvré avec enthousiasme, représente un obstacle à la résolution de ce problème, pour trois raisons. Premièrement, le caractère conservateur des institutions européennes limite toute prétention à un changement de direction politique, ce qui est un handicap certain pour les partis progressistes qui souhaiteraient évoluer vers plus d’ « Europe sociale ». Deuxièmement, les sociaux-démocrates sont confrontés à un double piège institutionnel, qui limite leur marge d’action tant au niveau national qu’au niveau communautaire : alors que les prérogatives du premier ont été rognées, le second est resté « bloqué » sur une logique néolibérale. Troisièmement, l’Union européenne (UE) encourage le changement d’identité de la social-démocratie et notamment sa néo-libéralisation, tandis qu’elle décourage ses composantes historiques les plus identitaires. L’auteur en conclut que même si l’hégémonie idéologique est une condition importante de la domination politique, les institutions dans lesquelles évoluent les partis « comptent aussi ». Dans le cas de l’UE, elles sont clairement défavorables à la social-démocratie.
La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Resources for rethinking », rassemble des contributions relevant de la pensée politique, qui envisagent les pistes disponibles pour un renouveau idéologique de la social-démocratie. Le chapitre 10 est consacré aux débats dans la pensée socialiste britannique, à propos de la réalisation par chaque individu de son potentiel et de ses ambitions. Dès la fin du 19ème siècle, indique Jeremy Nuttall, le combat contre la « servitude spirituelle » a rejoint le combat contre la « servitude matérielle ». Il était entendu que le progrès économique et social devait permettre le progrès culturel et moral. Ces préoccupations sont devenues particulièrement prégnantes avec le succès du discours néolibéral vantant la réalisation de soi et l’absence d’entraves aux déploiements de l’ambition personnelle. A tel point que dans le discours du New Labour, par exemple, la responsabilité des individus dans leur sort a pu être surestimée par rapport au poids des structures sociales. Dans le chapitre 11, Kevin Hickson soutient que les idées développées par Crosland, contrairement aux idées reçues, conservent toute leur pertinence. Il aurait le mérite de proposer une définition plus ambitieuse de la social-démocratie que celle de la Troisième voie, en plaçant notamment l’égalité (d’opportunité mais aussi de condition !) au cœur du logiciel social-démocrate. Même si l’argumentation de l’auteur est parfois un peu rapide, il s’attache à réfuter le credo néolibéral selon lequel les changements économiques condamneraient les politiques social-démocrates, en relativisant les contraintes de la globalisation et en soulignant qu’en matière économique, les résultats des politiques néolibérales n’ont pas été meilleurs que lorsque le paradigme social-démocrate dominait.


Ben Jackson, dans le chapitre 12, entend démontrer que la rhétorique utilisée dans le passé par les progressistes pour justifier les politiques de redistribution fiscale, peut encore être une source d’inspiration. Il relève ainsi trois aspects essentiels de cette rhétorique : jouer sur l’émotion (en opposant le bien commun au comportement prédateur des « riches »), faire appel à  la raison, mais en recourant à des valeurs comme la justice et la sécurité économique plus qu’à une rhétorique égalitariste, et enfin émettre le message que les problèmes économiques peuvent se résoudre collectivement, par la volonté et l’action politiques. Or, l’auteur remarque que c’est bien souvent un discours économique fataliste qui domine dans l’expression actuelle des progressistes.
Le chapitre 13, rédigé par Martin McIvor, tente d’évaluer dans quelle mesure la pensée républicaine peut contribuer à renouveler l’idéologie de la gauche. Le paradigme républicain contient deux idées phares pouvant être réappropriées par les sociaux-démocrates : d’une part une critique de tout pouvoir arbitraire restreignant la liberté (ce peut être un pouvoir despotique, mais aussi un pouvoir économique), et d’autre part la conviction que la véritable liberté ne peut s’obtenir que par l’action collective. L’auteur craint cependant qu’un néo-républicanisme prônant une démocratie de petits propriétaires et pourfendant la concentration des richesses, soit trop « décalé » par rapport à la réalité d’une économie globalisée, d’interdépendance, et surtout empêche la recherche de nouvelles formes d’actions visant le contrôle collectif de la vie économique.

Enfin, dans un chapitre 14 à la construction un peu décousue, Adrian Zimmermann se livre à une rétrospective de l’idée de démocratie économique, qui est selon lui au cœur de l’identité social-démocrate. Revenant sur les moments de débats à propos des projets de socialisation de l’économie, de démocratie industrielle, etc. il entend mettre en valeur des alternatives oubliées dont la social-démocratie devrait s’emparer pour prolonger les combats défensifs des syndicats par des propositions offensives.

Le dernier mot revient à Nina Fishman, qui revient de façon plus personnelle et dans un style alerte sur l’avenir de la social-démocratie. Si elle se révèle optimiste quant à son futur hors de l’Europe et des États-Unis, dans les nouvelles économies industrialisées, elle avoue son pessimisme quant à son futur sur le Vieux Continent (à l’Ouest, les leaders politiques se seraient décrédibilisés auprès des électeurs dans leur course au pouvoir et aux postes, à l’Est, les leaders ne parviendraient pas à prouver leur radicale différence d’avec les ex-partis communistes, et les Vingt-cinq pays de l’UE sont confrontés à son  profond problème de déficit démocratique).


In search of social democracy présente les qualités et les défauts de tout ouvrage collectif. Au chapitre des premières (les plus nombreuses), on notera la clarté du propos, ainsi qu’évidemment la richesse des contributions proposées, qu’il s’agisse de l’éventail des pays analysés, ou de la diversité des approches mobilisées : histoire, science politique, philosophie politique… cet entrecroisement des disciplines nous paraît fécond pour qui veut étudier l’évolution de la social-démocratie dans sa complexité. En outre, l’appareil éditorial de l’ouvrage est soigné, avec notamment de nombreuses références complémentaires à la fin de chaque chapitre, qui permettent au lecteur intéressé d’aller plus loin. A propos des limites de l’ouvrage, le prix à payer de la diversité des contributions est l’absence de ligne commune et le (léger) déficit de cohérence qui en résulte. L’exemple le plus parlant nous semble être celui de l’évaluation de l’importance du tournant néolibéral de la fin des années 1970. Alors qu’elle est soulignée par Lavelle ou Thompson, elle est fortement relativisée par Flynn. Ce dernier juge en effet que le modèle social-démocrate européen ne s’est pas du tout désagrégé, quand Moschonas note que l’hégémonie néolibérale s’est traduite en Europe par une néo-libéralisation particulièrement profonde et cohérente de la social-démocratie européenne. Plus fondamentalement, un regard plus large sur les rapports entre évolution de la famille sociale-démocrate et évolution des systèmes de partis en Europe de l’Ouest aurait été souhaitable. En effet, l’érosion de la dimension économique des clivages politiques a amené Lipset à prophétiser une américanisation du socialisme européen   , lequel perdrait sa spécificité sur la question sociale pour devenir une gauche libérale, cousine des Démocrates états-uniens. Une discussion de cette thèse, à la lumière des huit années ayant suivi l’article de Lipset, aurait été bienvenue. En outre, sur la même thématique, un récent ouvrage intitulé West European Politics in the Age of Globalization   évoque l’émergence d’un nouveau clivage culturel entre gagnants et perdants de la mondialisation, qui viendrait bouleverser l’espace de la compétition partisane. Or, les analyses produites par les auteurs envisagent les difficultés des sociaux-démocrates européens essentiellement dans leur rapport à la politique économique et sociale (ce qui est moins vrai cependant concernant le PSOE, dont justement l’auteur souligne la capacité à innover sur le terrain culturel, alors qu’il ne s’est différencié que peu de la droite sur le terrain économique). Malgré ces quelques remarques, qui sont davantage des appels à prolonger l’analyse, il n’en reste pas moins que cet ouvrage, qui propose un nombre important de contributions et d’études de cas inédites, s’imposera sans doute comme une référence pour qui s’intéresse à l’évolution récente de la social-démocratie européenne