Des perspectives fraîches et originales en vue d'une philosophie du langage ordinaire.

Stanley Cavell : Le vœu de pauvreté en philosophie

L’occasion est trop belle pour qu’un lecteur potentiel s’en prive : la publication du premier livre de Stanley Cavell - qui suit de peu celle en poche de deux de ses livre   - vient rappeler que l’intérêt pour la philosophie américaine se fait de plus en fort en France. A n’en pas douter la philosophie de Cavell qui se présente souvent dans un dépouillement formel et une simplicité langagière apparente recèle une complexité argumentative déroutante pour un lecteur non-initié, ainsi qu’une étonnante finesse dans les interprétations. La stratégie argumentative semble rappeler la tradition analytique et sa rigueur logique et argumentative à laquelle il est rattaché de facto, mais à y regarder de plus près toute la démarche philosophique de Cavell prétend subvertir cet esprit de clarté en insistant sur le devenir d’une démarche qui n’expose pas ses résultats de façon impudique, puisque comme le dit le penseur américain, la philosophie a pour vocation de se trouver sur une marche d’escalier et de méditer sa direction. Ainsi plutôt que des vérités achevées, il faudra parler dans ce livre d’interprétations qui cherchent avec justesse le moyen de coller au plus près de notre perception de ce qui est pertinent. Il y a donc plus qu’une vérité objective une interprétation de ce qui compte pour soi. Stanley Cavell a d’ailleurs fourni une critique de la philosophie analytique qui ne manque pas de tranchant.  

Cette complexité du texte qui fait souvent référence à la tradition anglo-saxonne (l’école d’Oxford, la philosophie d’Emerson) sous couvert d’un usage lexical presque ordinaire amène à une lecture du projet de Cavell qui s’articulerait autour de ce qu’il appelle - suivant ainsi son maître Emerson - un perfectionnisme philosophique, sorte d’éthique de la vertu qui conduit la philosophie à se rapprocher de son public en évitant les impasses transcendantales et métaphysiques du jargon (tout l’enjeu de traduction auquel se sont confrontés Sandra Laugier et Christian Fournier tourne autour de ce problème). L’ensemble du recueil d’essais témoigne de cette volonté de désinvestir le langage de la philosophie de sa chaire pour la ramener vers ce que Cavell nomme l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire (the uncaniness of the ordinary).

La volonté de Stanley Cavell d’approcher avec minutie le langage ordinaire et sa logique est le fil conducteur de cet ouvrage passionnant qui marie une variété thématique peu usuelle (de Shakespeare à Beckett en passant par le second Wittgenstein), mais aussi la recherche d’un ton personnel qui soit mis au diapason de cette expérience du langage. C’est bien entendu le second Wittgenstein (celui des Recherches philosophiques notamment) qui constitue la référence indépassable et l’un des enjeux interprétatifs essentiels du geste de Stanley Cavell. Cette référence au maître (dont on a l’impression qu’il reproduit parfois les tics mystérieux d’écriture) conduit le lecteur vers un élargissement de la compréhension de cet usage de la langue en philosophie, arguant précisément contre une interprétation trop restrictive de celui-ci. L’autre motif convié par cet intérêt wittgensteinien pour le langage ordinaire c’est une résistance affichée de Cavell contre toute professionnalisation de la philosophie, trait socio-culturel anglo-saxon que le monde francophone connaît moins.

L’ouvrage s’ouvre sur une réflexion intime et simple à propos de l’auto-appropriation de la philosophie. Quel public pour la philosophie ? Ai-je un droit pour incarner et posséder la philosophie ? Cavell rappelle ainsi : “tout ne se passe pas comme si le philosophe avait une assurance automatique ou particulière que ses mots sont ceux des autres hommes et pour les autres hommes, ni même que tout usage particulier de ces mots dût être accepté par autrui.”   La réduction de toute aspiration à s’élever au-dessus de son public, qui privilégie la recherche d’un ton juste, ce qu’on pourrait évoquer comme un vœu d’austérité met en lumière cette conception inédite de la philosophie comme non-professionnelle, lui dénuant ainsi toute ancrage ontologique du penseur dans sa tour d’ivoire comme l’avait incarné Heidegger, qui ne manquera pas de susciter un mélange de curiosité et d’agacement. Mais cette apparente austérité masque un projet beaucoup plus ambitieux que celui d’une reconstitution logique du langage ordinaire, celui d’une véritable édification de l’humain. C’est en se désidentifiant du rôle professionnel hâtivement attribué que le philosophe peut remettre sur le tapis ce monde que je pense, non pas l’adéquation de mon langage au monde, mais à moi-même. Ce réalisme non-extensif si l’on peut dire, inaugure, selon les mots de Sandra Laugier dans l’introduction,  le glissement d’une voix humaine dans le discours philosophique.

Il y a une insistance dans la réflexion de Cavell sur son rapport à la philosophie et au langage qui constitue un objet d’analyse per se : ”Je suis tenté de considérer ce fait- que la philosophie est à elle-même un sujet normal- comme définissant à son tour la discipline, définissant ce que j’attends de la philosophie.”   L’idée que la philosophie est un objet d’étude, illustre ce non-conformisme qui ne manque pas d’intérêt et qui évoque bien entendu le geste du premier Wittgenstein lorsque dans le Tractatus il critique ironiquement le mauvais usage que la philosophie fait du langage. Le titre original en anglais du livre est Must we mean what we say ?, les traducteurs ont choisi de le traduire Dire et vouloir dire, ôtant ainsi le côté faussement naïf du titre. L’enjeu principal des descriptions convoquées dans ce texte tournent essentiellement autour de ce vouloir dire. Pour Cavell, vouloir dire quelque chose s’oppose à deux définitions classiques qu’il rejette comme insuffisantes : celle purement logique qui insiste sur le sens propositionnel, et celle du psychologisme qui l’interprète en tant que volonté ou décision du sujet. L’originalité de la conception de Cavell se trouve ici dans sa lecture radicale de Wittgenstein, dans ce qu’il nomme une interprétation biologique des Recherches philosophiques. La grammaire wittgensteinienne des formes de vie (forme de vie signifiant ici langage ordinaire dans un sens plus lyrique) entrevoit le vouloir dire comme le fait de rendre son sens présent à soi-même. Il n’est évidemment pas facile de savoir ce que l’on veut dire une fois que l’on est sorti des catégories classiques, et tout le défi de la philosophie est, non pas de simplement clarifier ce vouloir-dire, mais de ramener le monde et le langage dans ses heurs et malheurs à une connaissance de soi-même, d’où ce perfectionnisme philosophique, cette recherche d’une éthique de la vertu au travers d’une meilleure compréhension du langage ordinaire. L’idée est ici celle de trouver un ton juste en philosophie, marquant ainsi une inédite assimilation de l’écriture de la philosophie à la musique tonale.

Ces nouvelles perspectives ouvertes possèdent la caractéristique originale de convoyer avec elles la musique, la littérature, la philosophie, dans une fine recherche de l’angle juste d’approche. Ce minimalisme philosophique qui a fait vœu de réduire son esprit de système, devrait séduire par la minutie avec laquelle il construit un itinéraire de chemins et de perspectives aussi contrastés, et tend ainsi à construire contre les modes de l’époque et les réticences du milieu philosophique anglo-saxon, une philosophie du langage ordinaire authentique