D’où vient et où se déploie ce phénomène discursif qu’est la langue de bois ?

Langue de bois universelle, langue de bois circulante et insidieuse, langue de bois unanimement récusée. Voilà un terreau plus que favorable à l’analyse, en particulier pour un spécialiste de l’histoire des médias et de la communication politique comme l’est Christian Delporte. Rien d’étonnant donc à ce que ce dernier se soit penché sur ce qu’il nomme "un phénomène historique", non pour en faire un énième procès mais plutôt pour tenter d’en dégager les ressorts et, par là, de les donner à comprendre. Car sa visée performative et didactique est très claire : il importe que le "le lecteur ressorte plus lucide et mieux armé pour exercer sa légitime citoyenneté". Vaste programme mais nulle prétention à l’exhaustivité, il s’agit avant tout d’esquisser une méthodologie. Mais avant d’embarquer le lecteur pour un voyage à travers les époques et les continents sur les traces de la langue de bois, l’auteur tient à poser quelques jalons afin de ne pas progresser à l’aveugle. Une proposition de définition notamment : "on pourrait définir la langue de bois comme un ensemble de procédés qui, par les artifices déployés, visent à dissimuler la pensée de celui qui y recourt pour mieux influencer et contrôler celle des autres". Cela étant dit, Christian Delporte va, imitant Orwell, pister les variantes de la "novlangue" dans l’Histoire, éclairant successivement diverses scènes où s’est joué le destin de cette curiosité discursive.


Pour une typologie de la langue de bois


Parmi ces scènes, celle du politique s’impose comme le terrain privilégié pour l’exercice de la langue de bois. De la Terreur révolutionnaire – point de départ de l’étude diachronique- au sarkozysme le plus récent, des chefs africains à George Bush, de l’Empire à la République, rien ni personne n’échappe à l’œil exercé du chasseur de langue de bois qui ne se contente pas des discours officiels mais cherche aussi du côté des manuels d’histoire et, bien entendu, des médias, autre lieu d’expansion possible du phénomène. Tel un entomologiste, il le traque, l’attrape, le fige et en classifie les résurgences. "Nazilangue", "Sovietlangue", "Eurolangue" des technocrates de Bruxelles…il ressort de ses observations une typologie à l’usage des plus novices. Et si chaque catégorie possède ses particularités, Delporte, toujours pédagogue, prend soin de souligner à chaque reprise les invariants universels constitutifs d’un discours relevant de la langue de bois. Ces indices constituent autant de signaux d’alarme destinés à agir à l’avenir sur le lecteur en cas de langue de bois suspectée. De la Terreur on retiendra par exemple qu’ "euphémisation, relativisation, minimisation, flou volontaire du vocabulaire (sont) autant de procédés qui commandent et commanderont la langue de bois". De la "Nazilangue", brillamment analysée par Viktor Klemperer cité par Delporte, le recours récurrent au "double langage".

À travers ce large panorama se dessine aussi, en filigrane, une histoire de la critique du phénomène, celle-ci constituant l’une des sources privilégiées de ce travail richement documenté. Le passage quasi systématique par la satire exercée à l’encontre des utilisateurs de la langue de bois par leurs contemporains immédiats est d’ailleurs l’un des atouts majeurs de l’ouvrage. Le lecteur peut ainsi s’essayer au maniement de la langue de bois à l’aide du tableau publié dans un "Guide à l’usage des apparatchiks débutants pour un discours universel" dans la Gazette de Varsovie en 1981 et repris ici par Delporte. Les satiristes polonais n’y proposent pas moins de "10 000 combinaisons possibles pour un discours de 40 heures".


Gare au zapping et à la généralisation


Le recours au regard de l’autre sur le phénomène dynamise une démarche qui a par ailleurs tendance à s’essouffler. Il faut dire que les allers et venues d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une figure à l’autre produisent un effet zapping qui, à la lecture, freine l’appréhension de l’objet au lieu de l’éclairer comme le souhaitait Delporte.
Le trop-plein d’exemples masque l’analyse et conduit au second travers de l’ouvrage : l’extrapolation du concept de langue de bois. Certes ses contours sont flous mais l’auteur tend, sous couvert de cette incertitude, à le réquisitionner pour qualifier des phénomènes qui relèvent de la communication humaine la plus banale. Ainsi, pourquoi faire d’un "comment ça va ?" échangé le matin avec un collègue un symptôme de langue de bois ? On est loin ici de la manipulation postulée dans la définition liminaire, il s’agit plutôt de ce que les linguistes appellent la fonction "phatique" du langage. Même si l’on attend pas forcément de réponse en le formulant, ce "comment ça va ?" a une utilité sociale puisqu’il sert avant tout à assurer la communication sans laquelle n’importe quelle relation - de travail ou non - est vouée à l’échec. Mais pour Delporte, la langue de bois est bel et bien à comprendre comme "une composante de l’échange ordinaire qui caractérise les relations sociales". Cela étant, pourquoi vouloir lutter contre elle si le résultat est de mettre en péril la communication ?