Histoire d'une relation houleuse entre l'empire ottoman et sa marine.

 C’est en spécialiste reconnu du sujet, que sert par sa parfaite connaissance des archives, que Daniel Panzac nous propose une fresque couvrant  350 ans de présence ottomane sur les mers. De la défaite de Lépante à la chute de l'Empire au lendemain de la 1ere guerre mondiale, il nous montre que la puissance maritime de l'Empire dépend d’abord de la volonté politique du Sultan tout au long de cette période.

Si l'auteur s'excuse dans son prologue de la forme chronologique de son ouvrage, ce choix permet aux non spécialistes de suivre plus facilement à la fois le fil des événements et des évolutions techniques marquées par deux ruptures majeures : le remplacement des galères par les vaisseaux à voile au milieu du XVIIe siècle puis, à partir de 1860 l'apparition des navires à vapeur, auxquels succèdent les cuirassés.
 
Coups de rames en Méditerranée
 
Si la bataille de Lépante (7 octobre 1571) a eu un énorme retentissement en Europe, Daniel Penzac montre que ses conséquences militaires sont de courte durée.  Dès l'année suivante, le Grand Vizir Mehmed Sokollu réussit non seulement à reconstituer une flotte mais aussi à la moderniser en y faisant construire des mavnas, adaptation des galéasses vénitiennes, galères de grande taille dotées d'une puissante artillerie.

La description de cette reconstruction  rapide permet à l'auteur de nous présenter l'environnement politique et économique de la marine ottomane à la fin du 16e siècle. Daniel Panzac y décrit le rôle clef du Kapudan Pacha,commandant en chef de la marine, aussi de l'administration mais également le fonctionnement des arsenaux, dont le principal est à Istanbul le Tersâne-i-Amire, ainsi que le recrutement des combattants, des marins et des rameurs.

Après la reprise par les Ottomans de Tunis en 1574 et  pendant près de 75 ans, les puissances méditerranéennes s’affrontent dans une guerre de course. Les pages consacrées aux corsaires et pirates chrétiens et musulmans qui écument la Méditerranée et la Mer Noire  pendant cette période sont particulièrement bien documentées. L'auteur y décrit le rôle des flottes barbaresques de Tunis et d'Alger, très autonomes mais néanmoins alliées fidèles du Sultan. Il revient également sur les évaluations du nombre de voyageurs capturés. Tout en restant prudent sur ces chiffres, Daniel Panzac considère entre 45 et 50 000 le nombre des victimes des corsaires chrétiens au cours de la période 1568-1645. Inversement, environ 180 000 personnes auraient été conduites en captivité en Afrique du Nord entre 1574 et 1644.
 
Le temps des vaisseaux
 
Les chapitres 4 et 5 présentent la première mutation de la marine ottomane, entre 1645 et 1774, d'une flotte de galères en une flotte de navires de guerre à voile, les vaisseaux.

L'auteur décrit les différentes phases de la longue conquête de la Crète (1645 à 1669). Incapables de s'opposer à l'Empire ottoman sur terre, les Vénitiens renouent avec la guerre maritime afin de couper le ravitaillement et l'envoi de renforts. Les vaisseaux utilisés par Venise jouent notamment un rôle clé dans le blocus des Dardanelles ente 1646 et 1660. Durant cette période, l'Empire ottoman dépend des vaisseaux des principautés barbaresques.  Ce n'est qu'à partir de 1682 qu'il s'engage résolument dans la construction de vaisseaux aux dépens des galères, sous l'influence notamment de Huseyn Mozzomorto, capitaine corsaire qui deviendra  Kaputan Pacha en 1695. Contrairement à la guerre de Crète, la 1ere guerre de Morée (1684-1699) est une vraie guerre d'escadres pour la domination de la Mer Egée. Menacé sur terre par les Autrichiens et Polonais et en Mer Noire par les Russes, les Ottomans doivent signer en 1699 le traité de Carlovitz, qui leur fait perdre de nombreux territoires terrestres et maritimes.

La mutation de la flotte ottomane est néanmoins effectuée à la fin du XVIIe siècle. Elle permet à la Porte de récupérer entre 1701 et 1740 les territoires abandonnés tant en Morée qu'en Mer Noire. A la fin des années 1730, l'auteur nous montre une flotte ottomane qui est par sa taille la première de Mediterranée, les flottes anglaise, française ou espagnole se partageant entre Atlantique et Méditerranée. Son adversaire principal n'est désormais plus Venise mais Moscou. Cette flotte ottomane révèle toutefois ses carences lors de la 4e guerre russo-turque (1768-1774). En incendiant la quasi-totalité des navires ottomans lors de la bataille de Ceşme (6-7 juillet 1770), les Russes assoient définitivement leur présence en Mer Noire.

La défaite de Ceşme conduit à une refonte la Marine ottomane, qui s'inscrit dans le cadre plus général des réformes  Nizam-i-Cedid entre 1775 et 1812 (chapitre 6). Pour les sultans Abdülhamid Ier et Selim III la modernisation de l'Empire doit s'inspirer des modèles européens. Dans la Marine, ceci se par une réorganisation administrative, une réforme des conditions de recrutement et de formation des marins et des officiers. Mais surtout, l'Empire ottoman fait appel aux puissances européennes amies, qui envoient des spécialistes pour former ses constructeurs de navires et ses officiers.  Daniel Panzac montre parfaitement tout le long de ce livre que ce recours aux « conseillers » étrangers est de plus en plus largement pratiqué par les dirigeants ottomans lors des  grands mouvements de réformes et cela jusqu'à la Première guerre mondiale. En cette fin du 18e siècle, il s'agit essentiellement de Français qui apportent leur savoir-faire dans trois domaines: la construction de navires, la modernisation de l'arsenal et la formation des officiers. Une Ecole des mathématiques est créée en 1773 pour former les officiers, tranformée en 1783 en Ecole impériale des ingénieurs de marine. Néanmoins en dépit de cette aide étrangère et des réformes mises en oeuvre, la marine ottomane ne réussit pas à se hisser au début du 19e siècle au niveau des flottes des grandes puissances européennes.
 
Aux conflits qui opposent l'Empire aux Français pendant la campagne d'Egypte (1798-1805) puis aux Russes et aux Anglais (1806-1812) succèdent de graves tensions intérieures: la guerre d'indépendance grecque (1821-1830) puis la tentative d'émancipation égyptienne (1831-1841), deux crises qui se terminent toutes deux par l'intervention des puissances européennes et montrent les limites d'une marine ottomane dont le rôle essentiel est le transport des troupes et le soutien à l'armée de terre. (chapitre 7). 

Parti du Péloponèse en 1821, le soulèvement grec provoque une intervention européenne en 1826. Les forces anglaises, françaises et russes établissent un blocus  naval de la Morée, qui aboutit par un concours de circonstances à la destruction d'une escadre ottomane dans la baie de Navarin (20 octobre 1827). A l'inverse, lors de la tentative d'émancipation du Pacha d'Egypte Mehmed Ali, c'est l'intervention de puissances européennes, Grande Bretagne en tête, qui sauve l'Empire et permet au Sultan de rétablir son autorité sur l'Egypte. Prolongement de ce conflit,  la signature de la Convention des détroits  à Londres, le 13 juillet 1841, stipule que « le passage des détroits du Bosphore et des Dardanelles doit toujours être fermé aux bâtiments de guerre étrangers tant que La Porte se trouve en paix ». Cette convention assoit la prédominance de l'Angleterre dans la région au détriment de la Russie.
 
De la roue à aubes au cuirassé

Les chapitres 8 à 10 décrivent la manière dont le développement des bâtiments à vapeur puis de nombreuses autres innovations techniques renforcent la mainmise britannique sur la marine ottomane dans la seconde moitié du 19e siècle, jusqu'au début la première guerre mondiale.

Plus que l'invention de la roue à aubes peu pratique en mer, c'est l'apparition de l'hélice en 1843 qui marque le déclin de la marine à voile au profit des bâtiments à vapeur au cours des deux décennies suivantes.

La guerre de Crimée (1853-1856) accélère cette mutation. En novembre 1853, à Sinop, les Ottomans subissent une fois encore une sévère défaite navale contre les Russes, ce qui conduit  l'Angleterre et la France à leur venir en aide. A l'issue de ce conflit, seuls les navires à moteur sont considérés comme bâtiments de guerre par les marines française et anglaise. De l'expérience de la guerre de Crimée naît également le principe d'associer dans un seul bâtiment le moteur à vapeur, l'hélice, la cuirasse et les canons obusiers. Le premier cuirassé voit ainsi le jour en 1860.

Alors que l'empire ottoman vit entre 1842 à 1878 une tentative de profondes réformes économiques et sociales dite période des Tanzîmat,  l'une des parties les plus intéressantes de l'ouvrage de Daniel Panzac est certainement la description de que l'on pourrait qualifier d'"industrialisation" de la marine de guerre, et ses conséquences pour la flotte ottomane.

Flotte de second rang à la fin de la guerre de Crimée, la marine ottomane se reconstitue dans les années 1860 sous l'impulsion du sultan Abdülaziz. Or l'absence d'une industrie métallurgique moderne ne permet pas à l'Arsenal de construire des bâtiments à vapeur capables de rivaliser avec les productions des grandes puissances européennes. L'Empire est désormais largement dépendant des arsenaux étrangers, essentiellement anglais, auxquels il commande à grand frais corvettes et cuirassés. Il possède ainsi en 1877 la 3e flotte de cuirassés au monde avec 15 bâtiments. 

Le passage de la voile à la vapeur nécessite également un effort considérable de formation des équipages.   L'Empire fait pour cela appel une fois encore aux Anglais. En 1878, 250 instructeurs anglais travaillent pour la marine ottomane. Cette question de l'organisation et de la formation est un point clé de l'ouvrage de Daniel Panzac. L'auteur voit en effet dans la piètre qualité des équipages, et surtout dans l'incapacité des officiers à s'adapter aux évolutions de leur arme, la cause profonde du déclin de la marine ottomane. 

Lors des conflits qui éclatent entre 1866 et 1878 -en Crète, en Mer Rouge et surtout à une nouvelle guerre contre la Russie (1877-1878)-, les résultats de la marine ottomane modernisée ne se révèlent effectivement pas à la hauteur des efforts financiers engagés  pendant le règne du sultan Abdülaziz.

Suivent deux décennies de repli national dans un contexte de crise financière, période pendant laquelle la Russie et la Grèce s'engagent dans la constitution de puissantes escadres. En 1897, un nouveau conflit greco-ottoman autour de la Crète démontre la mauvaise qualité des bâtiments construits à l'Arsenal et l'incapacité de la marine ottomane à jouer son rôle traditionnel.
 
Au tournant du 20e siècle, l'Empire doit donc se résoudre à se tourner de nouveau vers l'étranger alors qu'apparaissent de nombreuses d'innovations (télémètre, TSF, etc.) et de nouveaux types de bâtiments: sous-marin, contre-torpilleur, croiseur léger, puis en 1905 le dreadnought, un cuirassé à la fois plus puissant et plus rapide, qui relance la course aux armements en Méditerranée.

A partir de 1908, la présence anglaise se renforce encore au sein de l'administration ottomane avec l'envoi d'amiraux britanniques comme « Naval Advisor ». Du point vue anglais, leur rôle est de réorganiser et moderniser la flotte ottomane, de contrer l'Allemagne qui joue un rôle équivalent auprès de l'Armée de terre mais aussi défendre les intérêts stratégiques et industriels de l'Angleterre.

Dans une Europe en plein réarmement, l'empire ottoman se trouve pris entre tensions intérieurs, notamment le coup d'Etat  de 1913, et crises extérieures qui finissent de démembrer l'Empire. En 1911, la marine ottomane ne peut rien contre l'invasion de la Libye par l'Italie En 1912 et 1913, les guerres balkaniques initiées par la coalition de la Grèce, de la Serbie et de la Bulgarie, provoquent la perte de la quasi totalité des territoires européens encore détenus par l'empire ottoman. La marine ottomane n'a pas pu s'opposer à la puissante marine italienne, pas plus qu’à celle du jeune Etat grec.
 
La Première Guerre mondiale comme épreuve de vérité

Dans ce contexte, pourquoi le gouvernement ottoman choisit-il le camp de l'Allemagne en 1914, alors que des liens bien plus anciens lient l'Empire ottoman à la France et à la Grande-Bretagne ?
Daniel Penzac décrit dans son dernier chapitre un gouvernement ottoman partagé et indécis jusqu'au dernier moment. Le gouvernement issu du coup d'Etat de juin 1913, admire la puissance allemande. L'absence d'ambitions coloniales allemandes sur ses territoires le rassure. La Russie, alliée des Français et des Anglais, apparaît surtout, non sans raison, comme l'adversaire inconciliable de la Sublime Porte.

Le 29 octobre 1914, la flotte ottomane renforcée par deux bâtiments allemands attaque Sébastopol, provoquant la déclaration de guerre de la Russie puis de la France et de l'Angleterre. Dès lors, la direction de la flotte est confiée à l'Amiral allemand Souchon et la plupart des bâtiments se trouvent dotés d'équipages germano-turcs sous commandement allemand. Les deux objectifs de la marine ottomane sont désormais de protéger Istanbul et d’escorter les transports de troupes et les navires commerciaux en Mer Noire. Victime du manque de pièces de rechange et de charbon son activité se réduit fortement dès 1916 et jusqu'à la signature de l'armistice en  novembre 1918. Le traité de Sèvres d'août 1920 marque la fin de la marine ottomane.

L'ouvrage de Daniel Panzac, en analysant le lent déclin de la marine ottomane, marqué par les défaites de Lépante, de Ceşme, de Navarin et pour finir par l'effondrement de la 1ere guerre mondiale, illustre les réticences grandissantes d'une société profondément conservatrice à l’égard des évolutions techniques, économiques et sociales au cours de ces 350 années. La Marine, malgré ou à cause de ses nombreuses mutations, connaît en effet des difficultés tant en matière de construction navale que de formation des équipages.

En présentant les évènements vus depuis l'Empire ottoman,  Daniel Panzac nous propose également un nouveau regard sur l'histoire d’une Méditerranée où les mondes ottoman et européens ne cessent de se rencontrer, d’échanger ou de se heurter