Ce livre constitue jusqu’à présent la principale contribution à la connaissance du rôle des compositeurs, des revues et des institutions de la sphère musicale au cours de la Grande Guerre.

Le nouvel ouvrage des éditions Symétrie confirme la double direction prise par la musicologie, plus soucieuse de lier son objet d’étude au contexte historique, et par l’historiographie, plus encline à reconnaître à la musique l’importance de son historicité. Stéphane Audouin-Rouzeau, éminent spécialiste de l’histoire culturelle de la Première Guerre mondiale, Esteban Buch, attaché à la dimension politique de la musique, Myriam Chimènes, qui a dirigé un travail sur la vie musicale sous Vichy, ainsi que Georgie Durosoir, à l’origine de la constitution d’un groupe de travail sur 1914-1918, permettent à 12 chercheurs d’exposer leurs travaux. 14 contributions au total apportent des éclairages nouveaux et passionnants sur le monde musical pendant la Grande Guerre.


Carine Trevisan débute cet ouvrage par les modifications et spécificités que la guerre engendre sur le terrain de la sensation auditive. La disparition de certains bruits (comme le chant des oiseaux), l’irruption sonore des armes et des bombardements érigent le front en une nouvelle expérience de l’ouïe. L’auteur explique que 14-18 rompt avec les bruits habituels de la guerre, à savoir le clairon, la cloche et le tambour, relégués par la guerre des tranchées à un passé disparu. Devenu "expérience de la cacophonie", le conflit moderne accorde au bruit une place essentielle pour se repérer dans le temps et dans l’espace, pour vérifier les positions de l’ennemi, pour soumettre l’adversaire à la brutalisation, pour échapper a contrario à cette brutalité de l’environnement. La manière dont les soldats témoignent de leur expérience sonore de la guerre va jusqu’à modifier leur style, comme Céline, victime d’acouphènes et dont l’écriture se modifie à l’aune de cette pathologie.


Didier Francfort complexifie l’interprétation habituelle que les historiens font du lien entre la musique militaire et la construction d’une société brutale et guerrière conduisant aux régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres. L’usage de motifs militaires en matière musicale, notamment à travers les marches, porte autant d’encouragements en faveur du militarisme qu’il en dénonce la portée. Les marches militaires acquièrent relativement peu d’importance en France (où la chanson prédomine) et en Allemagne malgré le succès d’œuvres emblématiques. L’Europe des marches militaires existe bien depuis le milieu du XIXè siècle, mais c’est en Autriche-Hongrie que les marches prennent leur plus grande importance. Réinventée par l’Amérique, la marche militaire témoigne d’un certain nombre de transferts culturels montrant qu’elle n’est pas systématiquement un élément constitutif du militarisme ambiant. Elle sert autant à légitimer la guerre qu’elle la parodie. Son usage par la Première Guerre mondiale ne change pas fondamentalement cette donne, ce qui permet à Didier Francfort d’affirmer que la marche militaire "n’est pas une préfiguration des totalitarismes".


Dominique Huybrechts porte son étude sur le cas des "pipes and drums", c'est-à-dire sur les instrumentistes des régiments écossais engagés dans la guerre. Il rappelle leur rôle essentiel dans la vie quotidienne des soldats (réveil, appel aux repas, couvre-feu nocturne) et explique l’importance du son de la cornemuse dans la motivation à aller combattre, à monter en ligne. Assurant aux combattants des loisirs, les pipe bands sont des fantassins qui, selon leur catégorie, jouent ou pas de la cornemuse à temps complet. Le chiffre des 500 tués et 600 blessés parmi leurs rangs témoigne de la forte exposition des pipers au feu de l’ennemi, ce qui contribue à en faire un "phénomène exceptionnel dans l’histoire musicale des armées occidentales".


Florence Gétreau porte son étude sur les instruments de musique que l’on retrouve au front. Une typologie des instruments, selon leur fonction (de combat, de représentation, de divertissement ou d’évasion) met en lumière l’attachement des soldats-musiciens à poursuivre leur activité musicale malgré les combats. Le violoncelle de Maurice Maréchal est emblématique de cette tendance des instrumentistes à fabriquer leur instrument plus ou moins à partir de matériaux de récupération (artisanat de guerre).


Georgie Durosoir raconte l’existence au front d’un petit groupe de musiciens parmi lesquels figurent Caplet, Durosoir, Magne et Maréchal. Bénéficiant de conditions privilégiées grâce au soutien de la hiérarchie militaire incarnée par le général Mangin, ils contribuent occasionnellement à divertir les soldats. La réalisation périlleuse d’un grand "concert spirituel" pour Noël 1917 dans la cathédrale de Noyon marque momentanément le triomphe de l’art sur la barbarie et témoigne de "l’irruption magnifique" de la musique "au cœur de la guerre".


La mort le 3 septembre 1914 du compositeur Albéric Magnard dans sa propriété de l’Oise lors de l’arrivée des troupes allemandes construit le mythe du résistant à la "barbarie" tudesque. Patrice Marcilloux décrit comment la disparition du musicien fut l’objet d’une véritable héroïsation. Une campagne de presse présente la figure héroïque de Magnard comme un symbole de résistance contre l’envahisseur. Des cartes postales des ruines de sa demeure incendiée à l’organisation d’hommages musicaux, toute une propagande s’empare de la figure du compositeur comme d’un objet culturel typique de la culture de guerre.


Rémy Campos apporte un éclairage sur la participation du chansonnier Félix Mayol à l’effort de guerre. Au sommet de sa gloire, Mayol réinvente son métier dans les circonstances du conflit. "Virtuose de la propagande musicale", il transforme la chanson en arme patriotique grâce à une série de tournées et de concerts dans les hôpitaux et les casernes. Il a recours à l’occasion à un registre comique et sentimental mais aussi à un répertoire militaire davantage en lien avec les circonstances. Il inaugure l’image de la "vedette au feu" et se met au service de la cause publique lorsqu’il reverse les bénéfices de ses concerts à des œuvres de charité et qu’il fait la promotion des emprunts nationaux. Se faisant, Mayol inscrit la chanson "dans la culture de masse" et dans son "épopée philanthropique". Figure incontournable du vedettariat, Mayol improvise des concerts sans programme, en présence d’un public participatif et souvent dans un but non lucratif.


Aude Caillet revient sur le cas de Charles Koechlin  qui éprouve beaucoup de difficultés à ne pas être mobilisé pour des raisons d’âge. La guerre le prive d’une grande partie de ses revenus et le convainc de rejoindre le pacifisme de Romain Rolland. Infirmier-brancardier à la Croix rouge, il culpabilise de ne pas pouvoir en faire davantage. Opposé à ceux qui ostracisent l’art allemand, il cesse de composer. Ce n’est qu’une fois la guerre terminée qu’il devient ce fédérateur de la musique française des années 1920, sans doute en raison de cette capacité à "maintenir l’art au-dessus de la mêlée".
Esteban Buch fournit l’analyse la plus musicologique de l’ouvrage. Il revient une nouvelle fois sur le cas de Max Reger, auteur d’une "ouverture patriotique pour grand orchestre", sur celui de Stravinsky (en référence à Histoire du soldat) et termine sur l’exemple de Schulhoff, auteur de la Sinfonia germanica. Ces trois exemples démontrent la pluralité et la complexité des rapports entre la musique et la guerre. De la célébration de celle-ci à sa parodie féroce, le discours musical varie considérablement mais consiste bien souvent à glisser dans la partition la référence politique à un hymne national ou à une œuvre emblématique.


Alexandra Laederich rappelle le rôle essentiel joué par les sœurs Boulanger dans la création du Comité franco-américain du Conservatoire de 1915 à 1919. Grâce à l’appui d’un réseau francophile installé aux Etats-Unis et en particulier grâce aux efforts de l’architecte Whitney Warren, le Comité distribue des aides aux élèves et anciens élèves du Conservatoire mobilisés. Nadia Boulanger obtient le soutien de Gabriel Fauré (directeur du Conservatoire) et doit faire face à l’hostilité de Cortot qui, avec Saint-Saëns, préside une organisation caritative à la fois proche et concurrente : l’Oeuvre fraternelle des artistes. La contribution des sœurs Boulanger à l’effort de guerre en faveur d’un rapprochement avec les Etats-Unis jette les fondements d’une future coopération en temps de paix aboutissant à la création du Conservatoire américain de Fontainebleau et de l’Ecole normale de musique (ouverte aux musiciens étrangers).


Faisant suite à Alexandra Laederich, Charlotte Segond-Genovesi fournit une fine analyse de la Gazette des classes du Conservatoire de 1914 à 1918. Cette publication à l’initiative des sœurs Boulanger a pour but d’établir un lien entre les musiciens mobilisés et l’arrière. La Gazette publie la correspondance des musiciens et n’hésite pas à l’occasion à exclure symboliquement de cette "famille" ceux qui ne répondent plus au courrier. Si elle rappelle les valeurs de la hiérarchie telle qu’elle existe au Conservatoire, la Gazette défend l’idée d’une camaraderie et entend afficher une neutralité de ton, seule possibilité requise pour échapper à la censure. Cette expérience éditoriale de guerre est aussi l’un des liens unissant la musique aux circonstances de 14-18. La contribution des sœurs Boulanger paraît à ce titre exemplaire.


David Mastin consacre son article au sort des écoles de musique et de leurs enseignants pendant la Première Guerre mondiale. Les professeurs de musique, véritable "chair musicale" de la République placent leurs écoles "au cœur de la mobilisation culturelle de guerre". Pourtant, la désorganisation des écoles en raison de la mobilisation, des destructions, de l’occupation parfois, menace leur existence même. La volonté publique de perpétuer la pratique instrumentale, de mobiliser les civils, en particulier les jeunes, conduit à un recrutement d’anciens professeurs, d’intérimaires, et offre à cet enseignement l’occasion de jouer un rôle fondamental dans les manifestations patriotiques en faveur des prisonniers, des soldats, des blessés ou encore des orphelins. La participation des écoles de musique à l’hommage rendu aux morts au moyen d’un répertoire où les œuvres allemandes ont été exclues est non seulement un devoir patriotique mais aussi une preuve que la civilisation est capable de faire face à son contraire. La démobilisation et la réintégration des survivants dans leur fonction d’avant-guerre apparaissent comme un autre contexte de difficile réorganisation.


Sara Iglesias fait une savante estimation du poids de la guerre dans la fondation de la Société française de musicologie en 1917. Elle montre que c’est en réaction à la "prédominance" de l’Allemagne au sein de la Société internationale de musique (point de vue de certains compositeurs et critiques musicaux française de l’époque) que la Société française de musicologie est fondée en pleine guerre. L’augmentation de ses effectifs, le ralliement de grandes personnalités, dont Saint-Saëns, l’acharnement de Lionel de La Laurencie permettent à cette nouvelle Société de s’affirmer. Sa naissance contribue à institutionnaliser la musique en France et à affirmer sa francité malgré de profondes divisions tant en période de guerre qu’après 1918.


Enfin, Mathieu Ferey apporte un intéressant éclairage sur la personnalité de Joseph-Guy Ropartz dans sa fonction de directeur du conservatoire de Strasbourg de 1919 à 1929. La nomination de Ropartz à cette fonction honorifique et hautement symbolique doit aider au rapprochement de l’Alsace avec la France après plusieurs décennies d’annexion allemande. L’affirmation du caractère français devient la priorité. Ropartz, malgré la résistance des Strasbourgeois amateurs de musique allemande, choisit de célébrer le génie musical français en le privilégiant largement dans le répertoire choisi à Strasbourg. Le conservatoire et son orchestre s’engagent dans une guerre culturelle en faveur de la francité musicale au détriment d’une identité régionale alsacienne qui tente de résister et qui finit pas renouer avec un certain cosmopolitisme au début des années trente.

Ce livre, d’une lecture facile, comble un vide. Il constitue jusqu’à présent la principale contribution à la connaissance du rôle des compositeurs, des revues et des institutions de la sphère musicale au cours de la Grande Guerre. Il enrichit l’écriture de l’histoire de 14-18 et réhabilite le champ musicologique au sein de l’histoire culturelle. Il faut saluer ces initiatives qui abaissent les barrières entre les disciplines sans renoncer à un haut niveau d’analyse. Cette ambivalence épistémologique doit encourager d’autres initiatives dont on attend qu’elles portent sur d’autres périodes et qu’elles mobilisent des points de vue plus internationaux