Pour la pratique de la bisexualité mais contre le concept : un parcours vers la pansexualité!
 

Dès le titre de l’ouvrage, Karl Mengel verse dans l’ambiguïté : histoire de mettre un peu de sel et d’annoncer la couleur. Disons-le d’emblée, le lecteur ne trouvera pas forcément ici ce qu’il s’attend à trouver. Et si Mengel joue avec son titre, il joue aussi tout au long de l’ouvrage, qu’il présente comme un "Libre traité d’ambivalence érotique" . Le ton est donc libre, drôle (l’auteur enchaîne les jeux de mots et références coquines), dynamique et enjoué. Sur ce ton à la fois badin et subversif, Karl Mengel aborde la question de la bisexualité : il interroge d’une part la chose que l’on désigne par le mot et questionne, d’autre part, le terme de bisexualité lui-même. Pour synthétiser le propos, disons que Mengel se prononce en faveur de la bisexualité comme pratique, telle qu’il la redéfinit le long de son analyse, et contre le terme de bisexualité, auquel il préfère substituer celui de "pansexualité".

A travers une argumentation bien ficelée et convaincante, richement (et joyeusement) illustrée, Mengel explore donc la bisexualité par une méthode pour le moins généalogique. Le point de départ de l’ouvrage interroge la conclusion d’une expérience scientifique, selon laquelle les bisexuels seraient en fait des homosexuels qui s’ignorent. De ce fait, quid de la bisexualité : ne serait-ce qu’un mot qui tourne à vide ?

Par le biais de l’analyse historique, Mengel montre d’abord que la bisexualité est une pratique ancienne qui a même été institutionnalisée (dans la Grèce Antique, le Japon médiéval, la Rome latine ainsi que chez certains peuples primitifs). L’auteur explique que la bisexualité a pu valoir comme comportement social paradigmatique au même titre que l’hétérosexualité aujourd’hui prédominante. Faisant d’une pierre deux coups : l’étude de l’auteur banalise la pratique bisexuelle et  remet en cause la "naturalité" universelle de l’hétérosexualité. Ce regard historique nous apprend beaucoup sur la valeur symbolique de l’acte sexuel au sein des sociétés (touchant aussi bien les domaines de l’initiation, de la domination, de la soumission etc.). Mais, malheureusement, cette partie est-elle peut-être un peu rapide et on aurait aimé qu’il approfondisse davantage la problématique de l’acte sexuel comme élément essentiel de socialisation. Le passage reste néanmoins bien référencé et, après tout, ce traité se veut libre et léger dans le style et ne vise aucune prétention d’exhaustivité scientifique.


Une fois ce repérage historique effectué, Mengel s’en prend à la bisexualité telle qu’elle est définie de nos jours et étudie les préjugés qui collent aux bisexuels, à savoir leur caractère soi-disant infidèle, dévergondé ou bien lâche (dans le sens où le bisexuel serait un homosexuel qui ne s’affirme pas comme tel). Généralement, la bisexualité est vue comme une orientation sexuelle située à mi-chemin entre les deux grands courants dominants, entre le courant dit "naturel" (l’hétérosexualité) et son exact opposé (l’homosexualité). Mengel explique que cette manière de voir les choses découle d’un mécanisme de pensée binaire duquel nous sommes tous prisonniers mais qui ne correspond en rien à une quelconque "nature humaine". Selon ce binarisme obstiné, celui qui ne regarde pas au sexe de son partenaire (le"bi") est en recherche permanente de tous les types de sexualité. Pour le dire autrement, le bisexuel ne pourrait  se satisfaire qu’en compagnie d’un être porteur des deux sexes ou en multipliant sans vergogne les conquêtes, d’où l’idée du bisexuel comme être lubrique et dépravé. Or, pour Mengel, la bisexualité ne consiste pas un désir permanent et insatiable des deux sexes mais correspond juste à la capacité d’éprouver du désir et du plaisir quel que soit le sexe du partenaire. Finalement, l’attirance pour l’autre du bisexuel serait plus noble et plus belle, puisque l’élection d’un individu ne se ferait pas en fonction de son sexe, mais de toute sa personne, de sa propre singularité : " l’histoire d’amour engage bien au-delà du sexe et ramène toutes les frontières, toutes les différences et toutes les limites à un indépassable singulier : il y a l’autre et puis les autres "   .

Le bisexuel n’est donc pas moins amoureux, moins infidèle, moins pervers que tous les autres. A la différence des autres, il n’accorde simplement pas d’importance au sexe de son ou sa partenaire. Et l’auteur de conclure : " le bisexuel est donc en vérité moins susceptible de (se) tromper que tous les autres, ces borgnes automutilés qui s’interdisent de reluquer la moitié de la race humaine "   . Peut-être Mengel s’emporte-t-il un peu ici : l’amour ne nous rend-il pas tous aveugles?

Ainsi, pour vraiment parvenir à penser la bisexualité, c’est-à-dire une pratique – et non une identité – il faudrait arriver à sortir du schéma binaire, ce qui pose problème à l’inconscient collectif. C’est par habitude du binarisme que la bisexualité est assimilée à l’homosexualité : la bisexualité ne rentrant pas dans le cadre binaire, elle ne peut pas être saisie par l’inconscient collectif qui, à défaut de pouvoir la ranger dans l’ordre de la " normalité " (l’hétérosexualité), la range du côté de l’homosexualité (la forme " non normale " du schéma classique). Ce glissement se fait d’autant plus facilement que la symétrie entre homosexualité et hétérosexualité est accentuée par les homosexuels eux-mêmes qui, par excès de militantisme, ont cherché à reproduire dans leur pratique le fonctionnement hétérosexuel normatif, en excluant tous ceux qui ne rentraient pas dans les cadres fixes de leur groupe.


Cette volonté de définir absolument le bisexuel, de l’enfermer dans un cadre qui le cerne et le rende identifiable résulte d’une peur à l’égard de l’indétermination et de l’impossibilité de poser une étiquette définitive. Dans la suite de son argumentation, Mengel montre le non fondé de ces a priori en s’immisçant dans les vies privées de chacun et en expliquant que les désirs et les fantasmes des hétéros monogames eux-mêmes, après analyse, versent dans l’ambiguïté plus souvent qu’on ne le pense. Il passe en revue les pratiques de l’intime, de la masturbation à la sodomie et interroge les lieux de vie unisexe (vestiaires, etc.). Dans ces lieux, une moitié de l’humanité est absente, celle de l’autre sexe et la concurrence entre individus du même sexe pour séduire la gent opposée - un des grands fondements de la vie en société selon Mengel - disparaît. Comme les vêtements, les normes sociales y tombent, ouvrant ainsi le champ à tous les fantasmes. Néanmoins, ne pourrait-on pas rétorquer à Mengel que, même dans les vestiaires, les normes hétérosexuelles prédominent encore et toujours ? Par exemple, si une femme regarde une autre femme, peut-être est-ce plus pour jauger la concurrente à travers un regard masculin, objectivant, que pour laisser libre cours à des pensées saphiques.

Poursuivant sa réflexion sur l’ambiguïté des désirs, Mengel rêve à une imagination débridée capable des scénarii bisexuels les plus audacieux. A travers les fantasmes et les jeux de l’imagination, il pense pouvoir "trahir" l’ambiguïté des pensées straight et ce notamment dans la pratique de l’onanisme dans le couple : " dans la satisfaction érotique de regarder l’autre se masturber en face de soi […] un tiers s’en trouve invoqué où chacun voit ce qu’il veut, selon notamment qu’il l’associe au partenaire ou l’en distingue. Ainsi la femme qui regarde l’homme se branler peut imaginer la main d’une autre femme ou l’un de ses orifices autour du pénis, mais elle peut également entrevoir l’homme en masturber un autre, le chevaucher, ou même son partenaire devenir femme sur un autre homme à partager "   .


Conclusion : les désirs sont foncièrement bisexuels, et tous ceux qui nieraient cette évidence souffriraient seulement de blocages psychologiques et normatifs dus au binarisme imposé par l’hétérosexualité monogame ambiante. Mengel s’affirme partisan de la bisexualité en tant qu’il s’agit d’une pratique qui laisse libre cours aux fantasmes, dans la limite d’une morale évidente, et dans laquelle le choix du partenaire s’effectue non pas en fonction d’une quelconque identité sexuelle mais uniquement en fonction de la personne elle-même. Par cette revendication l’auteur cherche à provoquer. S’il parvient à convaincre les plus ouverts ou les plus disponibles aux questionnements sur l’ordre sexuel, force est de s’interroger quant à l’effet de son plaidoyer en faveur d’une imagination et de pratiques débridées, toute morale minimum conservée, sur les purs " straight ", sur ceux qui se défendront jusque dans leur for intérieur (quitte à se mentir à eux-mêmes) de développer toute pensée ambiguë. Or, c’est bien ceux-là qu’il s’agit de convaincre au départ...

Second problème concernant cette morale minimum : Mengel ne l’explicite peut-être pas assez. Il sous-entend que la pédophilie est exclue de cette libération des mœurs mais ne parle pas de l’inceste, par exemple. On suppose évidemment que ces deux genres de pratiques n’entrent pas en ligne de compte dans ce que l’auteur avance. Mais, une fois de plus, ceux pour qui – et, malheureusement, il y en a encore – l’homosexualité ou la bisexualité, voire l’onanisme, relèvent de l’anormalité risquent de penser qu’il n’y a pas de différence entre ces pratiques et les pratiques immorales de l’inceste et de la pédophilie. Aussi, pour être plus convainquant, peut-être l’auteur aurait-il dû écrire un bref chapitre sur cette morale minimum et nécessaire qu’il mentionne rapidement afin d’expliciter en quoi la pratique de la bisexualité, de la masturbation ou autres n’a rien d’immoral, à condition qu’il y ait libre consentement de la part des partenaires.

La suite du traité entreprend d’expliciter la seconde affirmation du titre, le " contre la bisexualité ". Mengel explique que ce qu’il rejette, c’est le terme même de bisexualité, construction lexicale malheureuse, faite sur le schéma des mots homosexualité et hétérosexualité, qui ne permet pas de rendre compte de cette libido heureuse et décloisonnée dont l’auteur souhaite la reconnaissance et le développement. Par déconstruction et analyse d’autres termes qui pourraient venir se substituer à celui de bisexualité, l’auteur finit par choisir celui de " pansexualité ". Il entend ainsi signifier un rapport total à la sexualité, pensée alors à la manière d’un holisme. Dès lors, la sexualité, l’orientation, les genres ne seraient plus à penser en terme d’identité ; on ne pourrait plus identifier la sexualité de chacun qu’en termes de pratiques et de manière temporaire. Finalement ce serait le choix du partenaire qui déterminerait momentanément la sexualité de l’individu, comme s’il y avait une remise à zéro de la détermination de l’orientation sexuelle chaque fois qu’une personne changeait de partenaire.


Mengel anticipe les critiques, notamment l’idée qu’un tel type de sexualité puisse connoter une sexualité débridée et sans morale. Or l’auteur évoque beaucoup plus une ouverture à de nouveaux possibles dans les rapports intimes grâce à un regard sur l’autre débarrassé des étiquettes et grâce à l’affirmation d’une disponibilité absolue envers tout type d’individu. Tout le monde serait donc susceptible de bisexualité – ou, plutôt, de pansexualité – et chacun serait libre de pratiquer un type de sexualité plutôt qu’un autre en fonction des envies et des rencontres. Mais cela n’implique en rien l’exercice d’une sexualité immorale et sans borne.

Mengel achève son ouvrage en revenant sur la question de l’identité sexuelle. Selon lui, l’affirmation de l’homosexualité comme état n’a donc pas plus de sens que celle de l’identité hétérosexuelle, même si l’auteur reconnaît le rôle de bousculeur de normes sociales qu’a joué l’affirmation de l’homosexualité. Cependant, pour l’imaginaire collectif, le positionnement pansexuel résulte dans l’entre-deux du clivage homo / hétéro et répond difficilement aux exigences de fixité dont souffre le grand public. Mengel veut substituer à ce binarisme une vision de l’humanité qui lui paraît plus juste, celle d’un continuum (de pratiques, d’identités…) selon lequel chacun serait libre de se positionner comme il l’entend. Pour expliquer le caractère non monstrueux de cette pensée, il s’appuie sur " l’innocent règne animal " et dresse le bilan explicite des pratiques bi de " nos-amies-les-bêtes ". Ainsi, Mengel balaye efficacement l’argument de la sexualité comme pure pratique de reproduction et indique que, chez les hommes comme chez les animaux, la sexualité assume aussi bien d’autres fonctions : autorité, initiation etc.

Au terme de l’ouvrage, Mengel envisage de manière optimiste l’acceptation de la " pansexualité " et la possibilité du développement de sa pratique : " la révolution pansexuelle est en marche ", affirme-t-il. Le lecteur curieux et ouvert d’esprit acquiescera avec enthousiasme à la bonne humeur de l’auteur. Par contre, celui qui reste attaché à la prétendue normalité binaire des rapports sexuels risque de se montrer plus réticent devant de telles certitudes. Mais n’est-ce pas là aussi le principe même de provocation de ce petit traité?