Hannah Arendt semble avoir autant d’ennemis posthumes que contemporains. Dans un article du Times Literary Supplement du 9 octobre 2009 repris par Books, l’historien américain Bernard Wasserstein attaque avec virulence les thèses de Hannah Arendt sur le totalitarisme et le génocide du peuple juif. Sa critique est fondée avant tout sur les failles de la vision historique de la philosophe, qui consisterait en un "méli-mélo de structurel, de sociopsychologique et de théorie du complot." 

 
Ainsi, Wasserstein reproche à Arendt d’avoir trop largement écrit l’histoire du judaïsme moderne à l’aune des thèses raciales du nazisme en entretenant une complaisance certaine pour les travaux de Walter Frank   , de l’économiste britannique J.A. Hobson ou de l’antidreyfusard Edouard Drumont. "Elle a intériorisé une bonne partie de ce que les historiens nazis avaient à dire des Juifs, du « parasitisme » de la haute finance juive au « cosmopolitisme » de Rathenau."  Wasserstein refuse de forcer le trait jusqu’à qualifier Hannah Arendt de "juive antisémite" mais il s’obstine à voir dans son œuvre un véritable manque d’objectivité préjudiciable pour l’historiographie future du judaïsme et de la Shoah. En se dissociant des visions apologétiques du peuple juif et en envisageant une symétrie entre l’antisémite et sa victime, Arendt aurait frayé le chemin à des alliés peu fréquentables.  


De surcroît, à cause de sa vision essentialiste et abstraite de l’histoire – rengaine bien connue des historiens contre les philosophes- Arendt serait passée d’une idée moraliste selon laquelle le totalitarisme serait un "mal radical" inassimilable aux formes intelligibles de la méchanceté humaine   à un concept radicalement différent de ‘banalité du mal’, selon lequel les agents de la chaîne d’exécution du génocide des Juifs auraient mécaniquement appliqué les ordres qu’on leur intimait d’en haut   . Wasserstein rappelle néanmoins qu’Arendt elle-même a assumé cette contradiction tout comme elle a toujours refusé de se dire historienne. Ainsi, outre que Wasserstein fournit des objections plus que des concessions d’ordre rhétorique à ses propres arguments, il est important de remarquer qu’il enfonce des portes ouvertes en affirmant que les thèses d’Arendt sur le totalitarisme sont dépassées et incomplètes. La violence de cette critique réside enfin dans la dénonciation "d’une vision du monde perverse contaminée par une surexposition au discours du mépris collectif et de stigmatisation qui formait l’objet de son étude." Arendt aurait lu trop de littérature nazie et antisémite pour aborder avec sérénité un sujet qui la passionnait



* Bernard Wasserstein, ‘Une valeur fausse: Hannah Arendt’, Books, N°11, janvier-février 2010.