Aux yeux de Quentin Skinner, le véritable ennemi de l’héritage républicain, ce n’est pas tant John Locke que Thomas Hobbes.

Depuis les années 1960, Quentin Skinner a mené un double combat herméneutique et idéologique pour situer les théories politiques dans leur temps, en tenant compte des intentions de l’auteur, du contexte historique et de la configuration linguistique dont il dépend. Cette méthode, il l’a mise au service d’une réévaluation de la théorie républicaine, jusqu’alors négligée par la critique anglo-saxonne au profit de la tradition libérale incarnée par Locke. Mais aux yeux de Skinner, le véritable ennemi de l’héritage républicain, ce n’est pas tant le fondateur de l’individualisme libéral que l’auteur de la célèbre maxime homo homini lupus ( "l’homme est un loup pour l’homme" ) : Thomas Hobbes.

Sa théorie politique est fort bien connue : l’état de nature est un état de guerre de tous contre tous, car les hommes y luttent pour la possession et la jouissance des mêmes objets, sans qu’aucune loi ne s’impose à leurs désirs illimités. Le passage à l’état civil suppose que l’homme renonce à sa liberté naturelle et se soumette à une souveraineté absolue et pacificatrice. En opposant si radicalement l’état de nature à l’état civil, il discrédite les théoriciens du droit naturel et les tenants d’une sociabilité naturelle, annonçant ainsi Rousseau. Mais cette inscription du système hobbesien dans la longue série des doctrines politiques a souvent fait oublier un contexte politique et polémique très tumultueux : de 1642 à 1659, l’Angleterre connaît la guerre civile entre royalistes et parlementaires, le régicide (1649), l’avènement de Cromwell et la Restauration.

Que la situation historique anglaise ait joué un rôle dans l’élaboration de la théorie absolutiste de Hobbes semble aller de soi. Mais Skinner ne s’en tient pas à ce truisme : selon lui, les thèses de Hobbes ont profondément évolué des Eléments au De Cive, et surtout de ce dernier au Léviathan. Hobbes aurait rectifié sa définition de la liberté pour répliquer avec davantage de tranchant à la "conception républicaine" qui en est propagée par les partisans du Parlement. L’essai de Skinner se fonde donc sur une triple assertion : la théorie politique de Hobbes doit s’analyser dans son contexte ; elle connaît une évolution nette ; son enjeu polémique, c’est la définition de la liberté.

L’adjectif "républicain" peut être source de malentendu : sous la plume de Skinner, il s’agit de désigner la conception "néo-romaine" de la liberté qui se fonde sur la distinction établie par le Digeste de droit romain entre les hommes libres et les esclaves. Les premiers sont "en leur propre puissance", alors que les seconds sont "soumis à la puissance de quelqu’un d’autre". Être républicain en ce sens, ce n’est donc pas nécessairement soutenir la démocratie, mais c’est lutter contre tout type de pouvoir arbitraire, dont la seule existence suffit à réduire des hommes libres en esclaves. Selon Hobbes, cette acception a autorisé le déchaînement de toutes les factions, subverti le pouvoir légitime et insulté à la raison. En effet, tout état civil, quel que soit le régime politique, suppose que l’on abandonne sa liberté naturelle.

Au fil de ses œuvres, Hobbes aiguise ses arguments contre la conception républicaine de la liberté, jusqu’au Léviathan (1651) où il réduit la liberté non plus à "l’absence d’opposition" interne ou externe, comme dans De Cive (1642), mais à la seule absence d’ "obstacles extérieurs au mouvement". Autrement dit, être libre, ce n’est pas être indépendant de la volonté d’autrui, car tout état civil suppose une dépendance envers le souverain : c’est ne pas subir d’entrave au mouvement. En matérialiste, Hobbes assimile ainsi la liberté humaine à la liberté des corps. Eliminant de sa nouvelle définition les "obstacles arbitraires" qui "n’empêchent pas le mouvement absolument, mais […] par notre choix" évoqués par De Cive, Hobbes établit que "la crainte et la liberté sont compatibles". Nous sommes toujours libres de désobéir aux lois, quel que soit le type de souveraineté qui leur donne autorité. Ironiquement, ce raisonnement sert désormais à soutenir, fort opportunément, le gouvernement qui a renversé la monarchie absolue qu’il louait naguère : le pouvoir de protéger est la seule justification de notre obéissance au souverain. Mais ce ralliement, souligne Skinner, ne brise pas la cohérence théorique de Hobbes : il s’agit toujours de combattre la justification de la souveraineté par la liberté civique.

Dans cet essai incisif, Skinner prouve à nouveau que l’on peut concilier l’analyse subtile d’un système et la contextualisation polémique. Si son exposé de la conception hobbesienne de la liberté est magistral, la leçon qu’en tire Skinner paraît, elle, plus douteuse : à ses yeux, Hobbes aurait une influence cruciale sur la réduction courante de la liberté à l’absence d’ingérence. Et Skinner de conclure que si ce dernier a "gagné la bataille", il n’a peut-être pas "gagné la guerre". Cette substitution de Hobbes à Locke dans le rôle de source de l’argumentaire libéral semble acrobatique. Pour ce faire, Skinner doit négliger la distinction entre les approches naturaliste et artificialiste de la souveraineté et se concentrer sur la seule définition de la liberté. Comment expliquer alors que Rousseau, théoricien majeur de la liberté républicaine, ait puisé dans son œuvre ? Le contexte est toujours celui d’autrui

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.