Témoignage précieux, journal de pensée, ces Carnets de captivité de Levinas révèlent aussi un Levinas inattendu, romancier…
 

Les Carnets de captivité de Levinas sont un document de premier ordre, aussi bien pour la connaissance de la pensée du philosophe, ou de sa genèse, que comme tel, comme journal de pensée, témoignage d’une expérience partagée, mais singulière. En effet, le jeune intellectuel français, juif, prisonnier de guerre en Allemagne de 1940 à 1945, y mesure aussi ce qui le sépare des prisonniers non-juifs, avant de méditer, à la sortie de la guerre mais déjà dans ses années de captivité   , sur l’écart entre sa situation et celle des millions de juifs qui ont fini dans les camps de la mort. En comparaison de l’horreur extrême, les prisonniers de guerre juifs "miraculeusement protégés par l’uniforme" (p. 209), ont "connu la morne existence de tous les prisonniers. […] Et cette participation au destin général apportait comme un commencement de consolation", note Levinas (p.209). Tous ces Carnets portent trace de ce sentiment d’entre-deux.


Traces d’un roman inachevé : Triste opulence
 
Le ton de ces carnets n’est pas toujours tragique. La chanson réaliste y côtoie Claudel, Husserl y croise une mention de Laurel et Hardy, et le chien Bobby, évoqué par Levinas dans un petit texte fameux   où l’animal qui faisait fête aux captifs était qualifié de "dernier kantien de l’Allemagne nazie", apparaît déjà, sur le même mode, dans ces pages. Surtout, et c’est une surprise, on y découvre Levinas en train d’esquisser un roman, dont il consigne des moments, des thèmes, des personnages, et qui devait s’intituler Triste opulence.

Ce titre même, et les passages où Levinas indique que le roman devait montrer une "perte de sens des choses", font écho à une certaine ambivalence dans la façon dont Levinas évoque l’expérience de la captivité. D’un côté, en effet, on sent chez Levinas une volonté de tirer de possibles leçons existentielles et une éthiques du dénuement de la vie dans le camp, de cette réduction de la vie sociale à une forme minimale (p. 70), et, de l’autre, le sentiment d’une "intimité abjecte" (p. 72).



"Toute cette captivité… où l’on découvre qu’il y avait beaucoup de choses superflues – dans les relations, dans la nourriture, dans les occupations. La vie normale pourrait donc elle-même être organisée autrement. La crise de notre avant-guerre apparaît dans cette simplicité" (p. 70). Cette dimension quasi monacale de la vie en captivité conduit Levinas à revenir sur les limites de la propriété, du besoin, de la possession des choses et par les choses. Le "socialisme" singulier de Levinas, présent dans ses œuvres ultérieures, est esquissé ici à travers une certaine dialectique de la possession qui asservit et la possession qui libère : "Le vrai problème socialiste est un problème de propriété. Non seulement le problème du capital qui permet d’asservir, mais un problème de relations avec les choses – le phénomène de la possession. Posséder dans un monde qui n’est pas socialiste – c’est être asservi par ce qu’on possède. De là le phénomène de lutte. Ce n’est pas encore le travail qui décide." Le monde socialiste est alors défini comme celui d’un "affranchissement à l’égard des choses", "possession sans être possédé". Mais Levinas place au-delà de cette perspective politique une perspective messianique : "Le monde messianique est encore au-delà du monde socialiste. Le travail et son présent dépassés." (p. 115) Il n’y a jamais fusion théologico-politique chez Levinas, mais un étagement des plans, qui n’empêche pas une accentuation, une inflexion : Levinas caractérise ainsi un "socialisme faux, car dureté, calcul" (qui devait apparaître dans son roman à travers un personnage, "l’éminence grise") comme un "socialisme sans judaïsme" (p. 114). Et à l’idée, qui semble le traverser, d’une refondation future (dans la "paix") de l’existence collective sur le fond d’un sens retrouvé de la limite, de la limitation nécessaire des désirs non-nécessaires, il objecte lui-même : "L’idéal suprême de la limitation et de la destruction des désirs n’est pas concevable comme mode collectif d’existence." (p.327)

A la limite de l’expérience du dénuement, il y a la possibilité du sacrifice, que Levinas a explorée dans ses écrits, le pour-autrui radical, le revirement de la vie qui accepte de ne plus lutter pour elle-même, mais pour autrui. "L’homme, c’est ce qui ne lutte pas pour la vie", note ici Levinas, - en renvoyant, il est vrai, à Tolstoï et à une vision chrétienne des choses. Mais la perspective chrétienne est plutôt intégrée ici à la perspective du judaïsme, qui l’anticipe.

L’ambivalence du rapport de Levinas à l’expérience de la captivité éclate dans cette notation qu’il a, exceptionnellement, datée : "Le vrai problème de la situation concentrationnaire : d’une part la relativité de la plupart des valeurs pacifiques – seuls les imbéciles continuent à respecter les valeurs pacifiques, propriété – santé – respect ; et cependant dans ce renversement des valeurs ne pas perdre toute morale – découvrir la morale absolue." (p.189)




Souffrance et élection : un renversement-limite

Ce renversement, cette sorte d’ascèse de la morale quotidienne au profit d’une morale absolue, a quelque chose de presque choquant pour le lecteur contemporain. C’est le cas, à plus forte raison, pour le renversement qui conduit Levinas à interpréter le sort tragique des juifs, en 1945, à la lumière de la Bible. Je pense ici au texte fiévreux, "L’expérience juive du prisonnier", destiné semble-t-il à une radio, dans lequel Levinas relate cette expérience profondément perturbante pour le juif croyant : les antiques prières et formules liturgiques répétées quotidiennement et pleines de paroles qui devenaient alors, dans la période des plus grands succès militaires allemands, "histoires invraisembables" et "propos surannés" : "Dieu qui a aimé Israël d’un amour éternel, - le Seigneur qui nous sauve de la main de tous les tyrans" (p. 212)… Or Levinas situe ici même, dans la tentation de tout abandonner au fond de l’abîme, et dans le dépassement de ce désespoir, le sens même du judaïsme : "L’expérience depuis Job, depuis Isaïe de ce retournement possible – avant l’espoir, au fond de la désespérance – de la douleur en bonheur ; la découverte dans la souffrance même des signes de l’élection." (p. 213) Et ce retournement aurait eu lieu, précisément, dans la simplicité même du recul inespéré des "forces du mal", rejoignant leur sens littéral dans des événements mondiaux qui donnent à l’Histoire une autre tournure : Stalingrad, débarquement… "Oui, les ailes de Dieu s’étendant sur nous – oui, la tente de paix s’étend sur nous, sur tout Israël et sur Jérusalem." (p. 214)

Texte saisissant, émouvant et, en même temps, texte qui a bien quelque chose pour nous d’irrémédiablement scandaleux – l’élection dans la souffrance peut-elle aller si loin dans la souffrance ? Confirmation de la lettre de la Bible, vraiment ?


L’opposition à Heidegger et la pensée de la métaphore

Ces réticences, qui renvoient en dernière instance à l’inscription, difficilement admissible à mon sens, de l’histoire du génocide dans une lecture théologique, n’enlèvent rien à l’intérêt philosophique de ces carnets. On y retrouve quelques axes de l’œuvre ultérieure, notamment, pour nous en tenir là, un rapport à Heidegger qui tente de préciser les points de divergence radicaux, une réflexion sur l’amour dans toutes ses dimensions, et de longs développements sur la métaphore.

"L’explication" de Levinas avec Heidegger, qui a fourni quelques impulsions décisives à sa pensée jusque dans son tranchant polémique, contre le primat de l’ontologie sur l’éthique, n’aura pas cessé. Elle est présente dans ces carnets, sous une forme ramassée, comme si Levinas voulait tirer au clair pour lui-même les motifs essentiels de son "opposition" : "<96> Toute l’opposition à Heidegger ne tient qu’à la contestation de la primauté de la vérité = le fond de toute relation n’est pas révélation. […] <97> …le rapport entre étants précède la vérité qui est foncièrement impersonnelle et par rapport à laquelle les personnes sont des ombres." (p. 416-417) Le primat de l’ontologie provoquerait une éclipse des personnes. Le primat de la "personne, derrière laquelle il n’y a rien" (p. 417), devient le point de départ d’une autre phénoménologie, une phénoménologie sans Etre, une phénoménologie des relations.



Au nombre de ces relations, il y a l’amour. Levinas déjoue sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, le discours lénifiant que l’on greffe souvent sur sa pensée, plus âpre que ses commentaires. Ainsi de la place prépondérante de la sexualité dans sa conceptualisation : "amour sexuel – le seul qu’on puisse accomplir, où les caresses aboutissent. Le reste {même amour filial, même paternel} impuissant. Impuissant parce qu’inexprimable, incapable de s’accomplir. {Une faim essentielle et perpétuelle}." (p. 171)

On trouve enfin dans ces Carnets une longue réflexion sur la métaphore, dont Levinas a disséminé les éléments dans ses livres ultérieurs. Pourquoi Levinas a-t-il fait une place si grande à la métaphore dans sa pensée du langage ? Sans doute, on le voit dans ces pages, parce qu’il y voyait non seulement "l’essence du langage" (p. 229), mais, comme telle, phénomène métaphysique. "La métaphore se détache de la représentation sensible pour dégager les significations que les objets incarnent […]. Le langage aurait pour effet d’élever une prétention au-delà de ce que l’expérience offre." (p. 229) Et un glissement typique s’opère, pour ne pas dire un tournant, d’une phénoménologie du langage vers une théologie de la métaphore : "La merveille des merveilles de la métaphore, c’est la possibilité de sortir de l’expérience, de penser plus loin que les données de notre monde. Qu’est-ce que sortir de l’expérience ? Penser Dieu." (p. 231) Et la formule se renverse bientôt : "Dieu est la métaphore même du langage – le fait d’une pensée qui se hausse au-dessus d’elle-même." (p. 233) On peut rester sceptique sur ces dépassements de l’expérience, sur ce "Dieu qui vient à la métaphore" - et qui est présenté comme condition de possibilité de la métaphore ! Et il y a toujours un moment où le philosophe, chez Levinas, objecte à ses propres projections : "le fait du langage qui mène au-delà de l’expérience – n’est pas une preuve de l’existence de Dieu", note-t-il alors (p. 329). Avec ces tensions typiques, on retrouve dans ces carnets les percées dans des directions de pensée inexplorées, la force d’écriture et le caractère philosophique tranché de Levinas. Et il y a quelque chose de formidable à penser que ce prisonnier sous la neige, soumis à la faim, au froid et au "travail maudit de l’esclavage" (p. 209), ait pu écrire ces lignes lumineuses sur la "bonté du temps" : "la bonté du temps, avoir du temps […] Le temps n’est pas seulement la possibilité de réparer […] mais la joie positive du loisir. […] Flâner, aller, revenir sur ses pas. Le bonheur de vivre n’est pas le bonheur d’être. L’être est cadavre. Il y a une profondeur dans la conception romantique de la vie. […] l’âpre goût de la vie […] n’a rien à voir avec la dialectique du possible et du réel […] Commandé par : avoir du temps" (p. 69)