Une analyse pédagogique et exhaustive de l'oeuvre d'Edgar Allan Poe.

En ce bicentenaire de l’anniversaire d’Edgar Allan Poe (1809-1849), Henri Justin cherche à réhabiliter l’auteur américain de génie qu’il fut. Rendu célèbre par les traductions de Baudelaire, son frère spirituel, Poe est admiré inconditionnellement par les Français. Que penser alors de la réception de son œuvre par ses concitoyens américains sinon qu’elle resta longtemps dans l’ombre, incomprise et méprisée. Poe est désormais apprécié et reconnu à la hauteur de son talent, certainement que l’écho encenseur français est finalement parvenu outre atlantique.

Si Edgar Allan Poe est l’inventeur de la nouvelle ou encore du conte policier, il est avant tout et surtout un littérateur d’exception qui a pensé la littérature dans Eurêka et l’a façonnée comme un maître d’œuvre habité par son art dans Le Scarabée d’Or ou encore ses Histoires extraordinaires. Henri Justin se propose d’être le guide pédagogique et spirituel de cette œuvre. En tant qu’angliciste, il ne perd jamais de vue le texte original. Et c’est sûrement l’atout majeur de son travail. Revisiter les textes de Poe dans sa langue originelle, ou dans une traduction autre que celle de Baudelaire qu’il juge plus pertinente, voici bien là une originalité à laquelle on ne pourrait être insensible ou tout du moins qui suscite notre curiosité intellectuelle. Justin souhaite donc faire lire du Poe à travers Poe et non plus à travers les mots de Baudelaire. Reste à savoir si l’analyse est à la hauteur de l’ambitieux projet de sonder l’essence de l’écriture poeinne. Dans les Contes, Henri Justin décèle la maturité littéraire de l’auteur, l’unité. Cette totalité sans cesse exaltée par le jeu de la dualité de toute chose qui s’inscrit dans la destinée à laquelle Poe croit. Justin va jusqu'à parler de « joutes de la pensée duelle. »  

Justin se veut essentiellement pédagogique. À vouloir disséquer genre par genre comme pour en dégager la spécificité propre, ne semble-il pas cependant perdre le fil de l’unicité poeienne qui lui est si chère ? L’ouvrage Avec Poe jusqu’au bout de la prose passe en revue les genres : poésie, conte, fantastique, récit de détection, contes de meurtres et d’aveu. Finalement dans ce cheminement qui devrait nous conduire jusqu’au bout de la prose, il semblerait que l’on y perde de vue l’objectif annoncé, et que l’on se retrouve égaré au milieu de ce glossaire exhaustif de l’œuvre poeienne. Toujours est-il que cet ouvrage est en passe de devenir le manuel de référence pour les étudiants. D’ailleurs voici ci-dessous deux résumés critiques de deux chapitres qui montrent l’intérêt universitaire certain. Que serait l’analyse de l’œuvre sans une présentation formelle et académique d’Edgar Allan Poe ?
 

Une vie d’orphelin et de misère

Si les événements de l’enfance influent sur le devenir de tout un chacun, on peut affirmer que les traumatismes liés à la perte de la mère du jeune Egard ont largement déterminé la destinée de l’homme et nourri son œuvre. Après la mort de la figure maternelle, c’est une mère de substitution qu’il trouve en la personne de Helen Stanard qui décède à son tour. La tragédie ne s’arrête pas là et s’apparenterait à une malédiction digne d’un conte fantastique dont seul Poe ait le secret. Bientôt, à l’âge de vingt ans, il pleure sa mère adoptive Frances Allan, épouse de John Allan qui en définitif ne reconnaît pas légalement l’orphelin comme son fils adoptif. Pourtant, Edgar conserve le patronyme Allan et signera Edgar A. Poe, A pour Allan vous l’aurez compris. Il finit par retrouver à Baltimore sa tante Maria Clemm et sa cousine Virginia qu’il épouse rapidement comme pour se rassurer d’avoir enfin un foyer. Henri Justin ne manque pas de souligner que Poe, malgré son inclination envers Virginia, a probablement jugé opportun de devenir le gendre de sa tante Maria Clemm. Avec ses revenus fixes de couturières, elle aurait contribué à la survie du couple. Mais la jeune Madame A. Poe décède à vingt-cinq ans de phtisie, en 1847 soit deux ans avant la mort d’Edgard Allan Poe en 1849. Pour Henri Justin, nul doute que l’abandon et la misère semblent avoir été les fers de lance de son existence de poète : « il faut de telles conjectures pour fabriquer un génie. »  

Henri Justin retrace vie privée et vie professionnelle, pour mieux montrer son tempérament belliqueux et indépendant (il souhaitait « fonder et diriger un mensuel littéraire destiné à établir en Amérique la seule indiscutable aristocratie, celle de l’intellect »)   et ainsi expliqué d’où provient son penchant pour l’alcool : « Habité par une fierté de fils de famille déchu, il ne pouvait s’empêcher de succomber périodiquement à son alcoolisme. » Sans cesse contrarié dans ses ambitions, malgré son caractère sulfureux qui lui coûte cher à force d’être remercié pour absentéisme, il s’obstine dans la voie du poète maudit incompris et miséreux. Poe décide de vivre exclusivement de sa plume, et quand on connaît la faible protection des auteurs, on comprend vite la profonde misère dans laquelle il s’est trouvé. Henri Justin révèle ce qu’il présente comme le secret du génie de Poe : il écrivit pour les publics « du plus immédiat au plus lointain, au plus futur »   . Dans une lettre adressée à Frederick Thomas, Poe confie que « la littérature est la plus noble des professions qui convienne à un homme. Pour ma part, aucune séduction ne pourrait m’en distraire. Je serai un « littérateur » toute ma vie : je ne voudrais pas abandonner les espoirs qui continuent de me faire avancer  pour tout l’or de la Californie   .


La veine fantastique

Poe est célèbre pour être « Le fondateur du fantastique » et pour en être passé « maître ». Henri Justin revient sur les origines de cet engagement et succès littérairement. Le fantastique, considéré au XIXe siècle comme le mauvais genre par excellence, devient en France dès 1830 un genre à la mode qui oscille entre les courants romantiques et réalistes. Edgar Poe s’en empare en s’inspirant des contes d’Hoffmann. À une époque où la raison prime en littérature, un petit nombre d’écrivains, dont Poe, s’amuse à la détourner. L’imagination est libre de redonner vie à un vieil ami du Moyen Âge, le fantôme évoluant dans de sinistres châteaux. Mais là où Loève-Veimars ne perçoit dans le fantastique que du fantasque, Poe y décèle la noblesse de l’imagination. Il choisit de prendre part à cette nouvelle bataille littéraire. Il revendique le fantastique pur en choisissant de défier Loève-Veimars par là où ce dernier a pêché. En réponse, Poe intitule alors son premier recueil de contes Tales of the Grotesque and Arabesque pour mieux affirmer « la très noble et très traditionnelle imagination. »   Edgar Poe ne manque pas de justifier son goût pour le fantastique en le mesurant de deux réserves essentielles : la première est que nulle complaisance avec le surnaturel ne serait être admise. Dostoïevski reconnaît d’ailleurs cette méthode chez son confrère outre atlantique : « Poe choisit généralement la réalité la plus extravagante, place son héros dans une situation physique ou psychologique des plus extraordinaires, puis décrit l’état psychique de cette personne avec une merveilleuse acuité et un réalisme stupéfiant. »   .

Quant à la seconde réserve, elle concerne le surnaturel assumé par l’auteur. Une implication au fantastique est nécessaire pour lui donner corps, et c’est peut-être ce qui différencie son travail d’autres auteurs comme Radcliffe qui préfère prendre ses distances avec un surnaturel expliqué, constamment justifié. En somme, le temps d’une lecture des contes fantastiques de Poe, « nous atteignons un réalisme des profondeurs. »   Dans La chute de la Maison Usher, le narrateur s’appuie sur une suite naturelle de causes et d’effets qui fonctionnent comme les adjuvants des forces imaginaires. L’apparition de lady Madeline Usher recouverte de sang, pourrait s’expliquer par les effets des éclairs du tonnerre qui réfléchissent le rouge des vitraux sur sa draperie blanche. Seulement, ce refus du fantastique expliqué, nous propulse, nous autres lecteurs, dans un imaginaire puissant où la force subjective des mots suffit à nous entraîner dans un fantastique inavoué et pourtant présenté à notre jugement propre. Henri Justin s’accorde à reconnaître que Poe mêle aisément « bric-à-brac hérité du roman noir anglais, réactivé par de puissants fantasmes personnels. »   . Difficile en effet, de ne pas voir en cette apparition de lady Madeline Usher, l’image de sa mère recouverte de sang sur son lit de mort.

En tant que professeur honoraire au Centre d'études et de recherches sur les littératures de l'imaginaire à l’Université Paris XII, Justin compte parmi les  principaux spécialistes français de l'œuvre de Poe, à laquelle il a consacré toute sa carrière universitaire. Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur le sujet, il a aussi traduit plusieurs de ses contes et poèmes. Avec Poe jusqu’au bout de la prose, Justin livre l’ensemble de sa réflexion sur Poe et c’est peut-être cette volonté de tout dire qui donne une sensation de flou ambiant. La meilleure lecture de cet ouvrage reste probablement la consultation ; chaque chapitre offrant des pistes de lecture qui conduisent à la lecture d’un nouveau chapitre choisi. Finalement, de cette façon, spécialistes, étudiants et profanes sauront y trouver une certaine délectation de l’œuvre d’Edgar Allan Poe