La réédition de ces textes épars de Guattari permet de (re)découvrir un personnage de premier plan de la vie intellectuelle française, un authentique penseur. Souvent masqué derrière l’agilité et la rigueur conceptuelle de Deleuze, on en était presque venu à penser qu’il n’en était pas pour grand-chose dans la publication de ces textes tiroirs étonnants que sont l’Anti-Œdipe ou encore Mille Plateaux. Témoins de cette (re)découverte, la revue Multitudes (n°34, automne 2008) consacrait récemment encore un numéro complet à Félix Guattari, dans lequel divers contributeurs rendaient hommage à la foisonnante productivité théorique du personnage, ainsi qu’une large biographie que François Dosse lui a en partie consacrée   . Les Années d’hiver sont l’occasion métaphorique de revivre une époque particulière et lourde qui suivait de près un printemps de Mai bien connu, où tout paraissait possible (expérimentations collectives, émancipation par le discours, puissance de la théorie, etc.). Les textes sont classés par thème, ceux qui sont des tribunes politiques publiées dans divers journaux et qui se livrent à une critique sans concession de la gauche mitterandienne, ceux théoriques composés de longs entretiens et de conférences qui développent les grandes lignes de la pensée guattarienne (critique de la psychanalyse, défense d’une philosophie transversale qui laisse place aux devenirs et aux processus de subjectivation, l’idée d’une révolution moléculaire dans la pensée, la liste n’est pas exhaustive…), et les textes sur l’art.

Les textes de Guattari de cette période témoignent de la persistances des gestes politiques de Mai, malgré la vogue libérale de l’époque (les années 1980), très bien décrite par le préfacier François Cusset dans un livre précédent   , qui venait enrayer machines désirantes et autres actes militants, mais aussi condamner les années soixante comme ringardes et dépassées. L’action politique de Guattari, indissociable de son projet théorique se mesure à la profusion conceptuelle que l’on peut trouver dans ces pages. On y découvre un Guattari très soucieux d’affiner son vocabulaire théorique pour l’appliquer ensuite dans son travail de militant. Il rappelle ainsi dans un entretien avec Robert Maggiori que ce qui l’intéresse dans le champ conceptuel c’est "l’ordre de l’efficience", "ça marche" ou "ça ne marche pas" et non la pureté ou l’origine des concepts. L’usage prédomine ainsi sur le sens préétabli des concepts, peu importe d’où ils sortent, les concepts circulent, fonctionnent comme des outils, des machines sans référence.

S’il fallait résumer en deux mots le projet de Félix Guattari, nous pourrions intituler celui-ci "production de nouveaux sujets". Mais ces subjectivités produites à nouveau, ressaisies dans des agencements collectifs d’énonciation qui viennent définir de nouvelles pratiques, de nouveaux agencements justement, sont à opposer aux subjectivations capitalistiques, qui viennent individualiser le consommateur, œuvrant ainsi dans le sens de l’indifférenciation, de l’équivaloir généralisé   . Par opposition à cet univers sans relief de ce qu’il appelle le CMI (Capitalisme mondial intégré), Guattari défend l’avènement des subjectivités singulières qui prennent forme dans les collectifs militants où s’invente la politique de demain.



C’est pourquoi ces textes méritent d’être relus aujourd’hui selon François Cusset, en miroir aux luttes politiques des années 1990 et 2000, qui tentent d’échapper aux deux démons pointés par Guattari, ceux du capitalisme uniformisateur et des nationalismes identitaires monolithiques. A tout cela, il faut faire diversion, sortir des catégories binaires à la faveur d’une démultiplication, d’une multitude d’agencements nouveaux possibles, afin de faire jouer au mieux les nouveaux liens transversaux que ces sujets schizoïdes ou encore rhizomatiques peuvent potentiellement développer. Nous sommes, à notre insu, articulés, affiliés à des systèmes machiniques puissants (ceux du capitalisme en l’occurrence), qui nous investissent, nous produisent. C’est pourquoi une déterritorialisation radicale et des couplages nouveaux à d’autres éléments sont nécessaires afin de retrouver des espaces de liberté. C’est en effet la catégorie fondamentale de déterritorialisation qui sert de moteur, de puissance à ces machines concrètes que nous sommes, toujours guidée par le désir de transversalité, c’est-à-dire la possibilité de traverser des champs conceptuels différents, de coupler, de mixer des éléments hétérogènes, afin de se construire de nouveaux réseaux, de nouvelles identités, échappant ainsi aux contraintes objectives du pouvoir. Tous les textes du volume sont guidés par cette promesse d’émancipation qu’incarne la résistance de Guattari au nouveau monde qui s’offre alors à lui, que ce soit dans une critique de la politique de la France envers les immigrés, de l’analyse d’une peinture comme celle de Gérard Fromanger ou encore de quelques phrases sur la danse. La pensée de Guattari est ainsi intempestive, parce qu’elle interroge notre mise en pratique de la théorie, la nécessité de connecter, de mettre en réseau les idées (celui-ci mettait beaucoup d’espoir dans les nouveaux dispositifs technologiques permettant la révolution) et les personnes. La volonté affichée de créer de nouvelles boîtes à outil conceptuelles faisait de cette espace privilégié de pensée une bulle fragile d’année soixante, luttant et résistant dans un monde désenchanté. Il y avait semble-t-il une cohérence, une radicalité dans la façon dont les deux ordres théoriques et pratiques semblaient se confondre, l’un chevauchant l’autre et inversement, qui nous rappelle qu’autre chose est possible.

Terminons ce bref exposé par ces mots de Guattari lui-même à propos de la pensée de Michel Foucault et qui semblent bien illustrer la pertinence et la nécessité d’une relecture fructueuse de ce penseur singulier que fut Félix Guattari : "Ce n’est pas par une pratique exégétique que l’on peut espérer rendre vivante la pensée d’un grand disparu, mais seulement par sa reprise et remise en acte, aux risques et périls de ceux qui s’y exposent, pour rouvrir son questionnement et pour lui apporter la chair de ses propres incertitudes."