Pauvre Aristote ! Traduit ou pas au Mont-Saint-Michel, il fut naguère embrigadé derrière Huntington et Benoît XVI. Réponse.

On se souvient de la polémique académique et médiatique que provoqua la parution en mars 2008 aux éditions du Seuil du livre de Sylvain Gouguenheim, professeur d’histoire médiévale à l’Ecole normale supérieure de Lyon, Aristote au Mont-Saint-Michel: Les racines grecques de l’Europe chrétienne. L’ouvrage avait provoqué une flambée d’articles dans la presse (Le Monde, l’Express, le Figaro, Libération…), de vives réactions chez les historiens (appel de 200 enseignants, chercheurs, personnels, auditeurs de l’ENS de Lyon, articles de Jacques Verger, Max Lejbowicz, entre autres…) et a été chroniqué ici même. Que nos lecteurs veuillent bien s’y reporter, s’ils en éprouvent le besoin. Bien qu’il vaille mieux oublier les mauvais livres.
Onze universitaires et chercheurs se sont réunis pour nous donner ici une réponse, non plus polémique (même si certains n’ont pu au détour d’une phrase résister à la tentation  d’« épingler » une nouvelle fois les « erreurs, inepties, confusions… » de l’ouvrage de Gouguenheim) mais scientifique. Leurs qualités le leur permettaient évidemment : spécialistes mondialement reconnus de philosophie médiévale (Alain de Libera, Marwan Rashed, Rudi Imbach), d’anthropologie historique (Alain Boureau), d’histoire des sciences (Hellène Bellosta), du judaïsme (Jean-Christophe Attias), ou encore de linguistique (Djamel Eddine Kouloughli, Irène Rosier-Catach), et d’histoire bien sûr (Annliese Nef), tous ont le mérite de remettre enfin les choses en place. Le bilan ne pouvait être qu’accablant.
Les auteurs ont eu beau jeu d’opposer aux dires de « l’islamophobe au service de la Restauration sarkozyste » (Gouguenheim), un certain nombre de réalités, et non des moindres : nous ne savons rien ou presque du « fameux » Jacques de Venise, et rien ne prouve l’existence d’une véritable Ecole de traducteurs au Mont-Saint-Michel ; on doute même aujourd’hui de Gérard de Crémone et de la « soi-disant Ecole de Tolède », alors !…. Peut-on prendre au sérieux les affirmations d’un auteur qui n’est ni helléniste, ni hébraïsant ni arabisant, qui à l’évidence exagère l’importance du rôle des syriaques (chrétiens), dans la transmission des œuvres d’Euclide, de Platon et d’Aristote en arabe ? Il y avait donc une demande ? De qui? Et pourquoi ? Restons-en là, et songeons plutôt à l’Ingénu de Malebranche : « il paraît avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison et l’autre avec son imagination et ses préjugés ». Et revenons au livre : il le mérite, lui.

Après une introduction des quatre directeurs de l’ouvrage, encore fort polémique épinglant une dernière (?) fois les insuffisances scandaleuses du livre, puis un premier chapitre  (« Qui connaît Jacques de Venise ? une revue de presse ») rappelant la chronologie de la querelle (de l’article initial de Roger-Paul Droit dans le Monde des livres du 4 avril 2008, des articles successifs de Wikipedia, du Monde diplomatique, de l’Express (surprenant Jacques Le Goff, moins surprenants Christian Makarian et Rémi Brague !), du Figaro et bien d’autres, les chapitres suivants s’attachent à démontrer - et ils y réussissent le plus souvent - l’inanité des thèses avançées par Gouguenheim. Ainsi de la soi-disant incompatibilité de l’islam et de la science : la rationalité ne fut le fait que du seul Occident grec, puis chrétien. CQFD. A quoi Hélène Bellosta oppose non seulement les nombreuses traductions de traités mathématiques, philosophiques, médicaux, mais aussi l’œuvre de Thâbit ibn Qurr, des Banû Musa, d’Al Khwârizmi, et de conclure :  « sans les mathématiques arabes, l’œuvre de Fibonacci, plus tard celle des grands italiens (Cardan, Tartaglia, Bombelli), plus tard encore de Viète et de Fermat n’auraient pas vu le jour. »   . La démonstration aurait pu s’étendre à la médecine, laissée de côté ici (mais nous avons les travaux des historiens américains, de Danièle Jacquard et  Françoise Micheau, deux des « bêtes noires », il est vrai, de Gouguenheim).
Il revient à un spécialiste d’arabe et des langues sémitiques de faire litière de la supposée hétérogénéité fondamentale entre grec et arabe, de la soit-disant incapacité fondamentale de l’arabe à l’abstraction, autres présupposés fondamentaux du livre de Gouguenheim.  Les Arabes auraient ainsi manifesté une totale inaptitude à la philosophie. Or, Marwan Rashed montre bien que, non seulement  ils ont traduit Platon (le Timée surtout) et Aristote, mais qu’il y a bien eu, en milieu arabophone, débats, réélaborations, commentaires, sur ces problèmes « mineurs » qu’étaient l’infini, le libre arbitre, la substance et l’attribut, etc.
Dans la contribution suivante, Alain de Libera élargit encore le débat : que signifiaient « Latins » et/ou « Grecs », pour Albert le Grand ou pour saint Thomas ? Quel aristotélisme ces scolastiques ont-ils découvert ? C’est l’occasion pour lui d’éclaircir ce problème, en remontant à Renan, à Gilson et à Paul Vignaux.  Spécialiste du judaïsme, Jean-Christophe Attias n’a aucun mal à nous faire remarquer qu’il est le parent pauvre du livre de Gouguenheim : Maimonide lui-même n’est cité qu’une fois, et « rien ou presque rien sur les juifs de la péninsule ibérique… pas un mot des Juifs de Byzance. Ni même de ceux de France du Nord et d’Allemagne »   . Que dire alors de ceux de Narbonne, de Manosque et de Marseille ! Il comble partiellement cette lacune regrettable en évoquant le cas de deux auteurs « typiquement juifs, typiquement médiévaux, typiquement européens. Autrement dit, typiquement ambigus »   : Abraham ibn Ezra (1089-1164) et Salomon ibn Gabirol (env. 1021-1022-env. 1054-1058). Autre remise en place : le rôle complètement sous-estimé par le livre de Gouguenheim des Grecs de Byzance, et notamment de Chrysoloras à Florence, puis à Pavie, Milan, et enfin Rome, dans les années 1397-1413.

L’article « Avicenne à Ratisbonne » de Philippe Büttgen signale la naissance d’une nouvelle science : la « théologie comparée négative », que l’on trouve à la fois du côté du philhellénisme de Gouguenheim et du discours de Ratisbonne  de Benoît XVI (12 septembre 2006), la pensée de ce dernier relevant « d’un univers pré-scientifique et, pour tout dire, infra-rationnel »   . Tous deux se croient philhéllènes, ils sont en réalité islamophobes.
Les trois dernières contributions nous rapprochent davantage de notre époque : Annliese Nef soulève le délicat problème de l’enseignement de l’Islam médiéval au collège et au lycée (elle donne d’ailleurs en annexe le texte édifiant des programmes des classes de cinquième et de seconde de 1995 et 1997, et de 2009-2010). Outre la difficulté non résolue de l’enseignement des religions  en général, son article montre bien que lorsqu’il s’agit de l’islam, les enseignants se trouvent aux prises avec les plus grands dilemnes : demande sociale, exigences scientifiques, représentations contradictoires. Il n’y a jamais eu un Islam médiéval unique, mais un Islam polycentrique, multipolaire, et qui n’a cessé d’évoluer.
Et aujourd’hui ? comment concilier tout cela ? L’historiographie dominante des années 1950-1980 avait cru trouver la solution avec « le monument Braudel »   et la notion de civilisation, aussi floue que commodément opératoire (voir la Grammaire des civilisations conçue, ne n’oublions pas, au départ comme un manuel de classes  de Terminale). Dans son article « Faire et défaire l’histoire des civilisations », Blaise Dufal commence par analyser l’utilisation que Gouguenheim fait du concept de « civilisation », comme fondement d’une typologie  selon des critères linguistiques et psychologiques, puis se livre (après Levi-Strauss, Foucault, Détienne, et d’autres) à une déconstruction des conceptions de l’auteur de La Méditerranée, et, après lui, de Duby, Le Goff, ou Baschet.

Ce livre finalement ? Riche, ô combien. Polémique, le moins souvent possible (mais comment ne pas rappeler les erreurs d’un non spécialiste, tant elles éclataient  à chaque page ?). Critique ? À coup sûr, mais dans le meilleur sens du terme : « on ne critique bien que ce que l’on reconstruit », disait Auguste Comte.  Deux regrets toutefois : l’absence, ici, de l’Espagne et de la Sicile, mais aussi de la médecine médiévale. Bien sûr, il y eut jusqu’à la Renaissance au moins Hippocrate et Galien, mais aussi Arnaud de Villeneuve ! Comment la médecine grecque fut-elle traduite ? Par qui ? Où ? Le livre fait l’impasse sur ce sujet.
Mais il n’en est pas moins nécessaire, après tant d’élucubrations (celles de Gouguenheim, mais aussi de tous les imprudents qui prirent son sillage, Jacques Heers y compris). Il nous ramène fort heureusement sur le terrain scientifique : ses auteurs savent de quoi ils parlent, ils sont familiers, depuis des années, de grec, d’arabe, et de latin.  Au Moyen Âge, on parlait d’« autorités », non ?