Voyage historique au pays des chambres à coucher. 

L’espace habité, les objets du quotidien en disent long sur notre vie. Les poètes et les romanciers ont su faire grand usage de cette idée. « Des meubles luisants / Polis par les ans / Décoreraient notre chambre […] Tout y parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale »   . De Baudelaire à Balzac, en passant par Proust ou Virginia Woolf, nombreux ont été les écrivains à jouer sur les « correspondances » qui s’établissent entre l’espace intérieur et ses habitants   . Cet espace banal, quotidien, voire trivial qu’est la chambre s’est ainsi vu doté au cours des siècles d’une aura poétique voire métaphysique. Chacun se souvient de la remarque de Blaise Pascal dans ses Pensées : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ».

Le théâtre de l’existence humaine

Cet espace clos, consacré au repos, à l’amour, ou à la méditation est le théâtre de nos vies, le témoin de nos joies comme de nos souffrances les plus extrêmes ; car la chambre est loin d’être toujours le lieu paradisiaque rêvé par Baudelaire. Elle évoque aussi la douleur : douleur de l’accouchement, de la maladie, de l’agonie, mais douleur aussi de l’enfermement. De la chambre à la cellule de prison, il n’y a qu’un pas. Il existe un versant cauchemardesque de la chambre : rappelons-nous la fameuse chambre jaune, lieu du crime et de ses « mystères ». Le mot « chambre » est aussi associé à l’horreur ; celle du crime, de la prison, de la Shoah.  Les chambres à gaz ne rentrent pas dans le propos de l’auteur, mais leur ombre plane sur le livre. Leur souvenir se rappelle au lecteur par le biais de plusieurs références. Michelle Perrot cite ainsi le sociologue Norbert Elias   qui déclare   : « Je n’arrive pas à me libérer de cette image de ma mère dans une chambre à gaz. Je n’arrive pas à surmonter cela ».  La réflexion sur l’histoire et sur le « processus de civilisation » constitue alors pour l’écrivain le seul rempart contre la barbarie engendrée par le déni des valeurs de cette civilisation.

C’est de cet espace, qui nous voit naître puis mourir, et où nous passons plus de la moitié de notre vie, que Michelle Perrot a voulu faire l’histoire dans son nouvel ouvrage, Histoire de chambres. Ce lieu où « nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l’autre moitié »   ne pouvait manquer d’attirer l’attention des historiens. Depuis plusieurs décennies ceux-ci se sont en effet intéressés à la sphère privée ; ils ont cherché, à travers les rares témoignages parvenus jusqu’à nous- livres de raisons, journaux intimes, correspondance- à mieux comprendre le quotidien et la « vie privée »   . Michelle Perrot, historienne et féministe, semble avoir voulu répondre avec son nouvel ouvrage au vœu de Michel Foucault qui dans les années 1990 constatait qu’ « il y aurait à écrire une histoire des espaces – qui serait en même temps une histoire des pouvoirs »   . L’auteur de Surveiller et punir   était conscient de l’importance de la « chambre-cellule », au cœur du système carcéral tel qu’il s’est mis en place depuis le XVIIe siècle.

Faire l’histoire de la vie privée

Michelle Perrot s’inscrit aussi dans la lignée des historiens de l’intime, qui, comme Norbert Elias, Philippe Ariès ou George Duby, ont voulu retracer l’évolution des mœurs, montrer que les usages du quotidien, qui nous semblent innés, sont en fait acquis -fruits d’une longue évolution historique-. Il faut ainsi relire l’introduction du troisième volume de l’Histoire de la vie privée par Philippe Ariès. Cherchant à montrer comment, entre la Renaissance et les Lumières, l’homme passe d’une société de groupe, où les gestes du quotidien sont vécus en public, à la société libérale et anonyme du XIXe siècle, où la sphère privée et familiale est clairement distincte de la vie publique, Philippe Ariès souligne l’importance de l’histoire de la maison   . Il met ainsi en lumière la coïncidence entre, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’émergence de la notion de « vie privée » et l’évolution de l’aménagement intérieur (avec une multiplication de pièces plus petites, à usage bien déterminé, qui correspondent à ce nouveau besoin d’intimité).

Les chambres aussi ont une histoire

Michelle Perrot reprend le cours de ces réflexions et les applique à un espace bien déterminé de l’habitation contemporaine : la chambre à coucher. L’introduction de l’ouvrage évoque la polysémie du mot « chambre ». Le mot « chambre » dérive du latin camera, lui-même emprunté au grec kamara, un terme d’origine obscur, désignant toutes sortes d’objets couvert d’une voûte (tombe, bateau, voiture ouverte). Le mot « chambre » est doté à la fois d’un sens matériel -endroit où l’on dort- et d’un sens politique -endroit où l’on juge au Moyen-Âge, la chambre sert de désignation sous l’Ancien Régime aux assemblées politiques   -. Il est présent dans de multiples expressions de la langue française : musique de chambre   , valet ou fille de chambre, chambre meublée, chambre froide, chambre de commerce…Les acceptions du mot sont multiples, qui soulignent le caractère paradoxal du lieu, théâtre à la fois du bonheur et de la misère de l’homme.

Le but de l’historienne est d’étudier les réalités plurielles qui se cachent derrière ce mot relativement passe-partout. Elle nous en livre une typologie. Outre deux chapitres historiques (« chambres particulières » et « chambre à coucher ») qui expliquent comment la chambre à coucher est devenu un espace privilégié de la maison   le livre se compose d’une succession de chapitres consacrés chacun à un type de chambre. A tout seigneur tout honneur : la chambre du roi, centre du Versailles de Louis XIV vient en premier lieu. Elle est suivie par la « chambre des dames », la chambre d’enfant, la chambre d’hôtel, les chambres ouvrières, les cellules des prisons, la chambre de malade pour terminer avec ce que l’auteur appelle les « chambres fugitives ». Le dernier chapitre contient une réflexion sur le destin des chambres à l’époque contemporaine, la chambre comme lieu de retour sur soi tendant à disparaître alors même que les frontières entre vies privée et publique deviennent plus floues.

Un livre écrit à la première personne du singulier  

Le livre de Michelle Perrot est un ouvrage foisonnant. Au fil des chapitres se côtoient les faits et les personnages les plus divers, quitte à désorienter un lecteur peu familier de la chronologie historique. L’auteur semble avoir procédé un peu à la manière de Xavier de Maistre, l’auteur du Voyage autour de ma chambre   , récit léger et parodique où le narrateur, contraint de garder le lit lors des guerres de la Révolution, se divertit en observant sa chambre en détail. Chaque objet familier, par association d’idée, devient alors prétexte à un récit.  De même la structure de l’ouvrage de Michelle Perrot semble s’organiser autour de rapprochements dictés par la subjectivité de l’auteur. L’historienne n’hésite pas à renvoyer à sa trajectoire personnelle. Dès les premières lignes, elle évoque « des raisons personnelles, obscures à [elle-même] qui l’ont poussé à écrire ce livre. « Mes expériences de chambre irriguent ce récit » prévient-elle quelques lignes plus loin. C’est ainsi que le chapitre la « chambre des dames » s’ouvre par l’évocation de la chambre de Clémence, la grand-mère de l’auteur, qui ne semblait vraiment à l’aise que dans sa cuisine et ne passait que peu de temps dans sa chambre. L’historienne semble avoir voulu faire de cet ouvrage une sorte de manifeste personnel, un « condensé » de toutes les thématiques abordées dans ses précédents travaux.

L’histoire de chambres est aussi une histoire de femmes

 Les femmes, auxquelles Michelle Perrot a consacré une grande partie de son travail de chercheuse   , sont omniprésentes dans l’ouvrage : un chapitre, la « Chambre des dames », leur est entièrement dédié. La chambre constitue en effet « le lieu des femmes par excellence ». Longtemps les femmes y ont été recluses et certaines ont même fait de leur réclusion la source vive de leur création. Virginia Woolf le constate dans Une chambre à soi : « Les femmes sont restées dans leurs maisons pendant des milliers d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice »   . Michelle Perrot s’intéresse par exemple au cas d’Emily Dickinson   , poétesse américaine qui refusa de quitter la chambre de ses parents. Il s’agit là cependant de cas exceptionnels. La plupart des femmes ont souffert de leur confinement dans un espace clos, éloigné des réalités du monde. Le chapitre « la chambre des dames » passe ainsi en revue le gynécée antique, le harem, la « chambre des dames » médiévale   et à la chambre des précieuses, où la ruelle du lit   . Une large place est faite au XIXe siècle et aux chambres de misère engendrées par l’âge industriel : chambres d’ouvrières se tuant à la tâche, vivant dans des réduits insalubres, chambres de bonnes, situées au dernier étage des immeubles haussmannien, chambres des maisons closes… La liste est longue et sans doute non exhaustive. En conclusion, l’auteur souligne qu’il resterait bien d’autres formes de chambre à explorer, cet espace du privé et du secret étant particulièrement opaque pour l’historien.

Un livre déconcertant, à mi-chemin entre l’histoire, la sociologie et la littérature

L’ouvrage de Michelle Perrot est déconcertant. Certains partis pris sont très intéressants, tel le souci de l’historienne de se référer à l’actualité, à la presse, pour souligner les correspondances qui existe entre une histoire parfois très ancienne et le présent le plus immédiat.  On trouve ainsi des références à des faits-divers récents, notamment dans le chapitre « huis-clos » consacré aux lieux de l’enfermement et de la séquestration.  Dans le chapitre consacré aux chambres d’enfant, Michelle Perrot évoque avec amusement les « chambres bio » qui sont désormais proposées aux parents soucieux de l’environnement de leur progéniture, en s’appuyant sur un article du Nouvel Observateur paru en 2009. On est loin des berceaux exposés dans les musées d’arts et tradition populaires. Ces objets témoignent cependant d’une même préoccupation : le soin apporté à l’environnement de l’enfant. La chambre d’enfant est un luxe qui apparaît progressivement à l’âge classique. On en trouve trace à Versailles où Louis XIV fut soucieux de consacrer une aile du château à sa nombreuse descendance légitime et illégitime. Mais jusqu’à très avant dans le XIXe siècle, les enfants partagent la chambre, voire le lit de leurs parents, ce qui provoque l’indignation des moralistes et des hygiénistes à partir du XVIIIe siècle.

Le souci de prendre en compte l’actualité n’empêche cependant pas Michelle Perrot de se référer aux grands classiques de la littérature. L’auteur parvient à faire du roman une source privilégiée de l’histoire. Le chapitre « huis-clos » contient ainsi un long développement consacré à la chambre d’Albertine, telle que la décrit Proust dans la Prisonnière. La figure de l’écrivain hante tout le livre ; la chambre est en effet le lieu de la création littéraire et il n’est donc pas étonnant que l’auteur de la Recherche du Temps perdu, séquestré volontaire dans sa chambre tapissée de liège, soit au cœur même de la réflexion de Michelle Perrot.

L’Histoire de chambres de Michelle Perrot n’est donc pas véritablement un livre d’histoire. Il s’agit d’un ouvrage inclassable, à mi-chemin entre l’essai, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie. Littérature, travaux historiques et faits-divers s’entremêlent pour former un ouvrage au contenu très riche. Toutefois, le lecteur qui s’attend à y trouver  le résultat de recherches historiques sera déçu. Le livre est un résumé des travaux antérieurs de son auteur et un hommage aux maîtres à penser de l’historienne. On regrettera surtout qu’Histoire de chambres ne suive pas un plan plus rigoureux et que le propos y progresse par des juxtapositions souvent incongrues   , qui emmêlent le fil de l’évolution historique