Un ouvrage original sur l’au-delà chez des penseurs thaumaturges ou visionnaires

Parti du postulat selon lequel, de l’Aufklärung à l’époque wilhelminienne, l’Allemagne aurait été traversée par un profond intérêt pour la question de la destinée de l’homme après sa mort, Jacques Fabry, spécialiste de l’ésotérisme germanique, propose un ouvrage original sur l’au-delà chez des penseurs souvent thaumaturges ou du moins visionnaires. S’il s’intitule “visions” et non “notions” de l’au-delà, c’est parce que les penseurs qu’il présente étaient plus souvent théosophes que philosophes. Mais aussi parce qu’au XVIIIe siècle, l’une des interrogations principales sur l’au-delà concernait d’abord la topographie de ce qu’on avait tendance à considérer comme un intermédiaire entre l’espace de l’humain et celui du divin, voire comme un Hadès hérité de l’Antiquité. Visions, donc. Comme celles de Swedenborg notamment (bien que suédois, il occupe une place centrale dans cet ouvrage en raison de sa grande influence sur la pensée allemande), qui ne craignait pas d’affirmer que les âmes des morts peuplaient sans doute les étoiles.


Mais pourquoi cet engouement pour l’au-delà à l’époque où s’impose le rationalisme ? Jacques Fabry nous explique qu’entrer en contact avec cet “espace intermédiaire” représentait l’espoir d’obtenir des révélations capables de faire progresser les individus. J.H. Jung-Stilling espérait même, grâce à ses romans à clés, révéler une nouvelle compréhension des Écritures, convaincre de l’infaillibilité de Dieu (à l’époque de l’Aufklärung, celle-ci était fortement menacée), et provoquer, si possible, des conversions ou des retours à la foi. Cependant, et même si l’on comprend que ces penseurs parfois illuminés s’inscrivaient dans la lignée des Naturphilosophen attachés à décrire la totalité des manifestations du monde visible (et donc du monde invisible), on tâtonne parfois pour saisir comment, souvent raillés par leurs contemporains rationalistes, ils ne restaient pas, justement, en marge de leur époque. Jacques Fabry insiste sur le fait que l’Auflklärung était plus sentimentaliste et moins clairement rationaliste que les Lumières des encyclopédistes, et que Kant, dans la Critique de la raison pure, mettant en doute le raisonnement logique, avait offert une brèche par laquelle s’engouffraient les adeptes de l’intuition.


On retiendra tout de même que parmi les penseurs présentés dans cet ouvrage, un grand nombre pratiquait la médecine (comme Mesmer dont il est souvent question), ce qui appelle un lien entre rationalisme et intérêt pour l’au-delà. Le cas de Justinus Kerner, médecin et magnétiseur, auteur de ballades et de lieder, illustre ce rapport complexe. Amené à traiter une voyante “atteinte” de glossolalie, et donc capable de parler les langues les plus anciennes et les plus rares sans les avoir jamais apprises, mais aussi de rêves prémonitoires et d’apparitions d’esprits, le docteur Kerner, d’abord sceptique notoire, finit par consacrer le reste de son existence à ces phénomènes inexpliqués, associant ainsi foi et démarche scientifique.
Dans cette première partie de l’ouvrage, principalement consacrée au XVIIIe siècle, sont donc passées au crible les théories de théologiens laïques (Jung-Stilling, Kerner mais aussi J.F. von Meyer ou F.C. Oetinger). Quoique extrêmement bien documenté, faisant notamment référence à des textes inédits ou rares, et attestant d’une évidente érudition et de minutieuses recherches, l’ouvrage entre parfois dans les replis obscurs de certains textes aujourd’hui introuvables.


La seconde partie de l’ouvrage, consacrée au XIXe siècle et au spiritisme, semble beaucoup plus synthétique et plus souple, sans doute parce qu’elle ne s’agence pas, comme la première, en une “galerie de portraits”, mais qu’elle dévoile un fourmillement de manifestations et de personnalités spirites. On y apprend entre autres que, contrairement aux idées reçues, la vogue du spiritisme ne serait pas née sous les supercheries des sœurs Fox dans l’Amérique de 1847, mais dans l’Allemagne du XVIIe siècle, parmi les kabbalistes, même si l’on doit à des médiums américains d’en avoir ramené la mode. Mode encore que celle des somnambules et des magnétiseurs qui, oubliés dans la première moitié du XIXe siècle, refirent surface dans les années 1850, grâce au spiritisme dont ils se réclamaient. D’ailleurs, c’est à la même époque qu’on cessa de considérer que somnambulisme et médiumnité ne touchaient que les femmes.


Le “spiritisme à l’allemande” semble donc avoir eu pour particularité une ouverture importante vers l’extérieur (contrairement à l’hermétisme dont, jusque-là, avaient toujours été empreintes les réflexions sur l’au-delà). Aussi apprend-on que le spiritisme allemand fut intimement associé à des théories utopistes, en raison de l’aspect “communautaire” des tables tournantes. Un spiritualiste, affirme Jacques Fabry, se devait de lutter contre l’injustice sociale. On ne s’étonnera donc pas qu’une femme comme Bettina von Arnim, sœur de Clemens Brentano et épouse de Achim, fût non seulement une adepte du spiritisme, mais également une activiste socialiste. Avec le spiritisme se dessine, on le voit, le passage d’un au-delà chrétien et religieux à un au-delà “démocratisé” et souvent ludique. À ce propos, Jacques Fabry nous livre une belle réflexion sur la valeur sociale des tables tournantes, notamment sur son rôle de “jeu de société”. Il nous montre également comment le positivisme scientifique, avide de tout expliquer, devait se confronter au surnaturel, et dans cette confrontation, entraîner la passion des foules : “Les tables tournantes exerçaient une fascination d’autant plus grande que les récentes découvertes scientifiques semblaient remettre sérieusement en cause les lois physiques de causalité.”


Si la première partie de cet ouvrage demeure assez ardue, la seconde, par mimétisme avec son sujet peut-être, gagne en souplesse, devient plus accessible à un public de non-spécialistes. L’ouvrage se fait plus ludique, mais n’en est pas moins riche et intéressant, comme les tables tournantes ont dû l’être en leur temps