Yuriko Saito, enseignante à l'université de Rhodes Island, tente de mettre en mots ce qui fait la fragilité et la profondeur de nos rapports esthétiques au quotidien.

L'expérience esthétique ordinaire occupe une large part de notre existence. De par son évidence, nous avons tendance à ignorer le rapport esthétique au quotidien. D'autant que la philosophie de l'esthétique concerne essentiellement l'art auquel elle accorde une place privilégiée.

L'ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier "Neglect of everyday aesthetics" traite du fait qu'en dépit de l'enrichissement ou de l'élargissement de la question esthétique à des objets qui avaient longtemps été ignorés, au travers notamment du design, l'esthétique est essentiellement un discours sur l'art. Ceci est problématique dans la mesure où de nombreuses implications de nos jugements esthétiques échappent à toute réflexion problématique si l'on reste centré sur l'art : l'activité esthétique entraîne des choix éthiques (préférer tel ou tel type d'environnement) dont ne rend pas compte l'appréciation artistique ; la problématique de la création artistique ne prend pas en considération la création ordinaire, qu'il s'agisse d'arranger un jardin, un lieu ou son milieu de vie. Le deuxième chapitre traite de l'importance de l'esthétique pour des raisons pragmatiques. La place de l'esthétique importe pour peu que l'on s'attache à l'état du monde au sens littéral du terme. Les chapitres suivants sont consacrés à certains aspects des relations esthétiques.

Le troisième chapitre "Aesthetics of distinctive characteristics and ambience" et le quatrième "Everyday aesthetics qualities and transience" concernent des qualités de notre existence quotidienne tels que le propre, le sale, le négligé, l'organisé... Ces qualités ont toutes à voir avec la problématique du temps qui passe (transience) et avec le regard que l'on porte sur ces objets ou environnements qu vieillissent. Cela concerne non seulement le regard que l'on porte sur ces objets, mais aussi les multiples gestes déployés quotidiennement pour entretenir notre environnement, de telle façon à maintenir sa propreté, son aspect immaculé des premiers jours. A contrario, il existe un marché de la valeur des vieux objets et parfois une esthétique des objets vieillissants ou dégradés. Les conséquences de ces rapports esthétiques sont considérables et outre le fait qu'ils entraînent des attitudes parfois jugées cruelles, ils sont aussi producteurs de droit. L'esthétique intéresse le droit ; qu'il s'agisse de corps ou de visages, l'esthétique entraîne son lot d'arbitrages et de règles.

En matière d'environnement qui pourrait prétendre que l'esthétique n'intervienne pas ? Qui n'est pas, par ailleurs, sensible au suppliant regard du bébé phoque, à la beauté spectaculaire de tel ou tel environnement, au drame merveilleux d'une vallée submergée ? L'environnement loin de n'être qu'un objet scientifique entraîne de multiples jugements esthétiques jusqu'ici éludés par les recherches en sciences sociales. Peut-on tirer quelque enseignement de notre rapport à l'évolution des objets et êtres humains dans le temps pour expliquer la manière dont nous recherchons des environnements naturels fixés au temps de leur beauté "originelle" et d'un état d'équilibre plus ou moins imaginaire ? Le dernier chapitre, enfin, "Moral aesthetics judgement of artifacts" porte justement sur les valeurs impliquées par le design.

Bien que ces valeurs (respect, soin, attention, sensibilité) soient inséparable de valeurs fonctionnelles et d'usage des environnements et/ou des objets, elles concernent le choix des matériaux, leur arrangement et la manière dont on en dispose. Un paysage qui retient l'attention a plus de chance de se voir préservé, un phénomène que l'on pourrait qualifier par l'expression de durabilité culturelle. L'auteur de l'ouvrage tire ses exemples de la culture japonaise ; or cette dernière a souvent lié valeurs esthétiques et valeurs morales de manière explicite. Pour faire bref, la disjonction opérée entre ces deux domaines dans les cultures occidentales n'implique t-elle pas un vrai mépris pour le monde des apparences ? N'a t-elle pas conduit, au-delà et de manière bien plus grave, à l'oubli que nombre de nos comportements ne sont pas régis par des valeurs morales surplombantes ou encore par des préceptes scientifiques qui gouverneraient nos esprits, mais par des goûts et des dégoûts, des habitudes et traits culturels dont beaucoup sont reliés à des questions de plaisir esthétique ? En ce sens, comme l'auteur, je crois que l'esthétique englobe la série de nos réactions envers les qualités sensuelles d'un objet, environnement ou être humain. Et si l'on cherche à relier les valeurs esthétiques aux valeurs morales dans le domaine de l'écologie et dans le cadre d'une problématique environnementale, il ne faut pas chercher à faire des valeurs scientifiques ou militantes des valeurs universelles et tomber ainsi sur une déterminisme environnemental.

Les connaissances acquises en matière d'écologie et d'histoire naturelle doivent être traduites en termes d'esthétiques de la nature. La valeur esthétique est une manière autonome de se relier au monde et nous guide quotidiennement dans l'attention prêtée à celui-ci. Le centre de notre expérience est bien l'apparence, la sensorialité des environnements, objets ou êtres humains, et c'est celle-ci qui engendre des réactions. La valeur du sauvage par exemple ne tient pas en ce qu'on lui reconnaît une valeur scientifique particulière mais en ce que son apparence nous prête de civilisation. La valeur esthétique naît par contraste et différence.

D'une certaine manière, l'on peut distinguer le jugement que l'on porte sur les choses et la valeur morale que l'on tente d'exprimer au travers d'un style de vie ou d'un art. Cependant, comme le jugement de goût est perçu comme une donnée essentiellement subjective, tout arrangement collectif conscient en la matière est souvent perçu comme étant intrusif voire autoritaire à l'égard de la diversité des styles de vie. Il est désormais temps d'aborder la notion d'esthétique en prenant en compte l'espace public et l'environnement public, un espace public doté de dimensions bio-physico-chimiques, car l'espace de débat et d'apparition des êtres humains les uns aux autres est bien solidement concret. Le jugement esthétique ne concerne pas que le sacré, l'exceptionnel et l'extraordinaire