Un recueil d’essais stimulant et polémique sur l’évolution de nos sociétés postmodernes

La couverture du dernier essai de Giorgio Agamben saisit d’emblée le lecteur : une jeune fille, dont le visage apparaît à demi caché, enroule prudemment un bandage à hauteur de sa poitrine. Photo mal cadrée, effet de myopie, “on n’y voit rien” dirait-on. L’image met en valeur deux mains blanches et crispées qui voilent la partie défendue. Ce cliché de Marc Atkins guide notre lecture de Nudités. Nudités (à la feuille) rassemble dix courts essais sur les dérives et les espoirs contemporains.

Au premier abord, il apparaît difficile de trouver une unité à Nudités. Certes, le motif du corps nu se rencontre à plusieurs moments dans l’ouvrage, notamment dans le chapitre central du recueil consacré aux “Nudités”. Néanmoins, le lecteur peine à rapprocher une réflexion sur l’identité de K. dans Le Procès de Kafka (“K.”) et des “Considérations sur le Shabbat, la fête et le désœuvrement”. Fidèle aux “sauts et gambades” de Montaigne, Agamben donne à lire une série d’essais sur des figures humaines “inactuelles”. La question du rapport au contemporain occupe à cet égard la première partie de l’ouvrage. Dans “Qu’est-ce que le contemporain ?”, l’essayiste reprend ainsi des thèses soutenues dans un ouvrage récent paru chez le même éditeur. Dans ce court chapitre, Agamben développe les notions d’inactualité, de “non-coïncidence” ou encore de “dyschronie” en s’appuyant sur les Considérations intempestives de Nietzsche. La contemporanéité se trouve ainsi définie comme une “relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme”   . Maître du paradoxe, Agamben s’applique à mettre en valeur la situation paradoxale du penseur qui “adhère” sans adhérer au monde dans lequel il vit. Plus précisément, le contemporain “reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps” et démystifie donc ce à quoi les autres n’ont fait qu’adhérer. Dès le seuil de son ouvrage, Agamben revendique cette posture de “non-coïncidence” avec son temps, et se sert de son savoir archaïque pour (re)lire les conjonctures les plus immédiates.

La méfiance d’Agamben à l’égard du contemporain peut se lire au chapitre consacré à Venise (“De l’utilité et de l’inconvénient de vivre parmi les spectres”) et dans “Identité sans personne”. Selon le penseur, les villes européennes n’existent plus qu’à l’état de “spectre”, et il n’appartient qu’à certains de pouvoir “épeler et mémoriser leurs paroles décharnées et leurs pierres”   . Venise est le symbole de ces villes “larvaires”, sortes de cités postmodernes qui laissent parfois sortir une “langue morte” de plus en plus difficile à déchiffrer. Dans “Identité sans personne”, Giorgio Agamben dessine plus largement les contours de nos sociétés et stigmatise les progrès de la biométrie qui tendent à supprimer tout rôle, tout masque (persona) à l’individu assimilé à une somme de “données”. Constatant cette “réduction de l’homme à la vie nue”   , l’auteur se risque à des analogies quelque peu douteuses. L’être postmoderne se trouve ainsi comparé au “déporté d’Auschwitz” : “Tout comme le déporté d’Auschwitz n’avait plus de nom ni de nationalité et n’était plus désormais que ce numéro qu’on lui avait tatoué sur le bras, de la même manière le citoyen contemporain, perdu dans la masse anonyme et comparé à un criminel en puissance, n’est plus défini que par ses données biométriques et, en dernière instance, par une sorte de fatum antique devenu plus opaque et incompréhensible encore : son ADN”   . Si Agamben sait se montrer virtuose aussi bien dans les parallèles historiques atypiques que dans les retrouvailles étymologiques, il semble forcer par moment ses tours analogiques et proposer une lecture (sur)apocalyptique du monde moderne.

Les longs développements consacrés aux “nudités” emportent davantage l’adhésion du lecteur. La dualité nudité/vêtement (grâce) se trouve tour à tour étudiée dans son contexte biblique et au sein de performances artistiques contemporaines. Les œuvres d’Helmut Newton ou de Vanessa Beecroft permettent au philosophe de remettre en cause l’“événement” de la nudité pour mieux mettre en valeur sa “nature par défaut” : “Tout se passe comme si la corporéité nue et la nature chue, qui servaient de présupposé théologique au vêtement avaient été toutes deux éliminées et que le dénudement n’avait par voie de conséquence plus rien à dévoiler”   . La nudité révèle un manque tandis que le vêtement de grâce assure la plénitude, sorte d’extase perdue. Explorant l’inexprimable – et inexistante ? – nudité, Agamben en vient à définir celle-ci comme “une enveloppe à ce moment précis où il devient clair qu’il n’est pas possible de la tirer au clair”   . Difficile de venir à bout de la nudité, cette “voix blanche” qui “ne signifie rien mais nous transperce précisément pour cette raison”   .

Au terme de son recueil, l’écrivain laisse entrevoir une possible éthique, déjà esquissée dans ses ouvrages précédents. Selon lui, chacun peut tenter de détourner les rituels religieux de leur mission pour les “profaner”, autrement dit les restituer à un “usage commun”. “Pure, profane, libérée des noms sacrés est cette chose qui se voit restituée à l’usage commun des hommes” écrit-il dans Profanations   . Le “corps glorieux”, appelé des vœux du philosophe à l’avant-dernier chapitre, ressemble à une de ces “profanations” fantasmées par l’auteur. La notion de “désœuvrement”, qui apparaît dans le chapitre consacré aux fêtes juives, traduit plus largement le désir d’empêcher la métamorphose du corps en donnée biométrique. Ces longs et beaux développements n’empêchent pas Agamben de demeurer circonspect comme en témoigne cette inquiétude finale : “Mais pourquoi le désœuvrement est-il si difficile à atteindre ?” Comme il le précisait en ouverture, “il y a longtemps que les prophètes ont disparu de l’Occident”   et pourtant notre tache est bien d’inventer de nouvelles actions “défaites, libérées et suspendues de [leur] ‘économie’”   .