Un manuel utile et complet qui aborde les grands thèmes de la réflexion médicale contemporaine.

Des questions fondamentales : la médecine est-elle une science ? Est-elle plutôt un art ? Comment penser la responsabilité médicale ? Qu’est-ce que la médecine des preuves ? Qu’est-ce que la maladie ? Le handicap ? La prévention ?... Mais aussi des questions de société : qu’est-ce que le sida a changé ? En quel sens mon corps m’appartient-il ? Les malades peuvent-ils être un acteur collectif ? Qu’est-ce qu’un système de santé juste ? Comment aborder les problèmes relatifs à l’euthanasie ? À la dignité de la vie ? Au refus de soin ? Que penser du principe de précaution ? De l’idéologie préventive ? Du clonage reproductif humain ? …  

 

La liste des questions auxquelles ce manuel des sciences humaines en médecine, loin de prétendre apporter une réponse définitive, propose simplement d’introduire est longue. Ce qui impressionne en effet dès la lecture de la table des matières, c’est l’étendue du panorama qui nous est donné à parcourir. Ce "panorama", il faut d’ailleurs le prendre au pied de la lettre : la citation de Michel Serres, rappelée en introduction   , résume bien la ligne d’orientation générale du manuel. Toute bonne éducation médicale, nous dit le philosophe, devrait viser à former un médecin à "deux têtes" complémentaires : l’une toute d’intelligence scientifique, qui "reste dans la science" ; l’autre davantage tournée vers le soin, l’expérience, l’attention, la culture, et qui "plonge dans le paysage". Or, c’est bien de "plonger dans le paysage" de la médecine moderne qu’il s’agit dans ce manuel, et l’entreprise est colossale.   

 

Un mot peut-être sur l’intention pédagogique à l’origine de la conception du manuel. Depuis 1994, les sciences humaines et sociales sont devenues un élément essentiel du cursus médical, particulièrement présent dans l’enseignement sur lequel porte le concours de fin de première année. L’affaire du sang contaminé, qui a exposé une partie de la communauté médicale à la fin des années 1980, a sans doute pesé sur la volonté politique, affirmée au début de la décennie suivante, de susciter davantage de réflexion et d’esprit critique dans la formation médicale. Jean-Marc Moullie résume ainsi l’enjeu pédagogique général d’un tel enseignement et l’ambition de ce Manuel pour les études médicales dont il a assuré la direction : "Lorsque les sciences humaines ont été introduites dans la formation médicale française (1994), […] le but déclaré était de favoriser l’appropriation par chacun des multiples et complexes enjeux du métier médical, afin de l’exercer les yeux ouverts et non pas les yeux fermés. Le présent ouvrage se veut un compagnon de formation en ce sens même. Son ambition est d’encourager la réflexion interrogative, d’éveiller l’esprit critique, de susciter le goût de la curiosité, si fondamentaux aussi bien dans les sciences. Plus qu’une transmission de connaissances, il s’agit d’introduire aux problèmes, de donner des repères (historiques, juridiques, conceptuels, etc.) et de sensibiliser au questionnement"   .

 
 

Un manuel à destination de tous les acteurs de la santé

 

Ce manuel s’adresse donc avant tout aux étudiants des facultés de médecine auxquels il offre un outil de travail très précieux. Mais il s’adresse également à l’ensemble des acteurs de santé (Instituts de Formation en Soins Infirmiers, etc.) et plus généralement à tous ceux qui se sentent concernés par les problèmes et les enjeux de la médecine contemporaine. Le manuel pour les études médicales apparaît en ce sens comme un imposant compendium des problématiques contemporaines relatives à la médecine. Il comprend près de 120 courts articles, répartis suivant quatre grandes sections générales : I. Qu’est que la médecine ? II. De la morale et de la déontologie à l’éthique médicale III. Le malade et la relation de soin. IV. Médecine et société.


Chaque article, plus ou moins détaillé (de trois à une quinzaine de pages pour les plus longs) prend en charge une question précise. Les orientations et les approches peuvent être très différentes d’un article à l’autre (50 collaborateurs ont contribué au manuel). De manière générale, on trouve trois types d’articles : a) des exposés philosophiques traitant une question fondamentale ; b) des aperçus synthétiques faisant le point, de manière informée, sur certains problèmes ou certaines approches contemporaines ; c) des analyses et des réflexions critiques portant plus particulièrement sur des aspects singuliers des pratiques quotidiennes de soin (la douleur, la pudeur, le dégoût, etc.). Signalons au passage la grande qualité des annexes, riches en repères chronologiques (histoire de la génétique, histoire de la santé publique, histoire de l’expérimentation humaine), et proposant une belle filmographie (médecine et cinéma) ainsi qu’une intéressante bibliographie thématisée (médecine et littérature).

 
 

Une approche épistémologique peu convaincante

 

La première partie du manuel est avant tout consacrée à l’épistémologie. Il s’agit de s’interroger sur les finalités de la médecine, en revenant sur son histoire et son projet essentiel, en s’attardant sur la conception du phénomène pathologique qui polarise son orientation et sa pratique. Il s’agit aussi de s’interroger sur ses méthodes fondamentales, et particulièrement sur sa scientificité. C’est peut-être là du reste l’aspect traité qui offre le résultat le moins convaincant du manuel, tant l’emphase avec laquelle sont dénoncées les dérives scientistes et productivistes de la médecine contemporaine (risque dénoncé d’une raison purement instrumentale   , spectre menaçant de "l’illusion scientiste"   , dangers d’une "rationalité caricaturée et appauvrie par son exclusion du sensible et de l’imagination"   , etc.) masque davantage qu’elle ne met en lumière la difficulté réelle qu’il y a à penser la place déterminante qu’occupe la science dans la médecine contemporaine. Ainsi, à force de répéter, à longueur de pages   , que la médecine ne se réduit pas à son caractère scientifique, on a parfois l’impression, même si les auteurs s’en défendent, que "l’exclusion de la question du sujet"   dont se rendrait coupable la médecine objectiviste serait sa faute première, et qu’il n’y aurait en retour de vraie médecine que comme "art" de soigner des individus   .


Mais Canguilhem lui-même (sans doute la référence centrale du manuel) n’insistait-il pas sur le statut de "science appliquée" qu’il accordait à la médecine, mettant l’accent sur le terme de "science", "en réponse à ceux qui voient dans les applications du savoir une perte de dignité théorique, et à ceux qui croient défendre la spécificité de la médecine en la dénommant art de soigner"?     À cet égard, la "mise entre parenthèses du malade pris comme cible de soins"   apparaissait à ses yeux, non comme la faillite absolue d’une médecine qui aurait oublié son projet essentiel, mais comme un détour légitime et même indispensable au progrès scientifique en médecine. Faute de rappeler cela, on a parfois l’impression que la critique de l’"illusion scientiste", qu’ont à cœur de mener – et avec raison ! – les auteurs, débouche sur un relativisme théorique et un œcuménisme des pratiques qui tendent à se traduire par une attitude conciliante et bien peu critique envers toutes sortes d’approches dites "parallèles" ou "alternatives" à la médecine scientifique.

 
 

L’éthique médicale, la relation soignant/soigné

 

La deuxième partie du manuel rencontrera moins nos réticences. Celle-ci est consacrée à l’éthique médicale, domaine qui s’est considérablement étoffé ces trente dernières années. Les grandes options philosophiques ainsi que les lignes directrices de l’éthique clinique et de la bioéthique contemporaines sont présentées de manière claire, succincte et stimulante. Comme l’a montré Tristram Engelhardt, l’un des fondateurs de la Bioéthique contemporaine, l’une des grandes difficultés de notre modernité – d’aucuns parleraient de notre postmodernité – est de parvenir à "développer une structure séculière de rationalité dans une ère d’incertitude"   , c’est-à-dire de favoriser un espace de discussion rationnel et pluraliste au sein de nos sociétés désormais marquées par l’individualisme, le multiculturalisme et le conflit des valeurs. En ce sens, la pluridisciplinarité apparaît comme un enjeu essentiel arrimant les préoccupations bioéthiques propres aux disciplines médicales à une réflexion éthique plus large : "ainsi la bioéthique, reflet du besoin d’une régulation démocratique des pratiques portant sur le corps humain et sur le vivant, est précédée et englobée par l’éthique, réflexion sur les règles de conduite sociales. […] La bioéthique traverse l’éthique médicale et rejoint l’éthique tout court, dissipant le préjugé de questions réservées à des spécialistes"   .   

 

La troisième partie concerne plus directement la relation médecin/malade. Du refus de se soigner au consentement éclairé, de la question de l’observance des traitements à la nécessité d’une éducation thérapeutique du patient, des mots qui font peur aux mots qui font mal, les grands thèmes relatifs à ce domaine sont abordés, avec pour ambition de fournir quelques-unes des clefs de la bonne communication entre le médecin et son patient. Dans la mesure où, comme le reconnaît Claudie Haxaire, nous sommes passés d’un modèle paternaliste de la relation médecin/malade à un modèle de négociation   , le médecin se doit désormais de justifier ses choix et d’informer clairement son patient. Mais il ne doit pas en rester là pour autant : si 80 % des plaintes adressées aux médecins tiennent davantage à un problème de communication qu’à un problème de compétence   , la question de la "bonne distance" à adopter à l’égard du patient est désormais tout à fait centrale et nécessite de s’intéresser attentivement aux représentations que se font les individus de leur pathologie. Un bon médecin se doit plus que jamais d’être aussi un bon psychologue et un bon pédagogue.

 
 

Enjeux contemporains

 

Enfin, la quatrième partie s’intéresse aux enjeux sociétaux et institutionnels des politiques de santé. Les principaux textes législatifs en vigueur, les différentes instances de contrôle et de régulation du système de santé français ou encore l’histoire récente des comités d’éthique sont présentés et commentés avec discernement. La question de la justice des systèmes de santé – question de grande actualité – est particulièrement mise en valeur. Suzanne Rameix rappelle à la fois la chance et la responsabilité énorme qui incombe aux acteurs de soins du système de santé français : "Pour les médecins, les conséquences des options françaises sont considérables : leur responsabilité est immense. La mise hors marché (majoritairement) et hors mérite des soins fait d’eux les principaux régulateurs de leur production et de leur allocation. Un système égalitariste redistributif suppose des médecins "vertueux" puisqu’ils ont la charge d’évaluer les besoins médicaux qui sont – qui devraient être – le seul critère de production et d’allocation des soins et, d’autre part, de prodiguer les soins correspondant à ces besoins, et ceux-là seulement"   .

 

Former des médecins "vertueux", voilà précisément pour conclure à quoi devrait pouvoir contribuer l’enseignement des sciences humaines et sociales dans le cursus médical, et dont ce Manuel pour les études médicales porte haut l’ambition.